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La Police politique (Ernest Daudet)

Chronique des Temps de la Restauration
d'après les rapports des agents secrets et les papiers du Cabinet noir (1815-1820)

p.161
"Il a beaucoup d'argent, et est presque aussi répandu que M. de Flahaut. Pourquoi M. de Turenne veut-il aller en Italie en passant par Constance où est la reine Hortense ? Il se plaint vivement de refus qu'a fait M. le marquis d'Osmond de viser son passeport pour l'Italie ; il part tout de même et se rend d'abord à Bruxelles par Ostende, à Aix-la-Chapeklle, Francfort, Constance, Milan et à Florence. Il est bon de ne pas le perdre de vue. - Holborn Street."

p.194
"M FEVRIER, agent secret de la faction. Il arrive de Paris avec un passeport en règle ; il a été dépisté à cause de ses relations les plus intimes avec M. de Flahaut."

p.197 à 218
"Dans la liste qui précède, figure aussi le général comte de Flahaut, fils de la comtesse de Flahaut, devenue par son second mariage Mme de Souza. Ce brillant soldat, qui fut, on le sait, le père du duc de Morny, avait fait toute sa carrière sous l'Empire. En dernier lieu, il était aide de camp de Napoléon. En 1815, redoutant d'être poursuivi, il avait passé en Angleterre et s'y était fixé en même temps qu'un certain nombre de proscrits, tandis que sa mère restait en France.
Naturellement, leurs relations, leur correspondance devaient exciter la curiosité de la police. Les agents qu'elle entretenait à Londres et qui n'étaient connus que du marquis d'Osmond, ambassadeur de France, reçurent l'ordre de s'attacher aux pas du jeune général et de rendre compte de tout ce qui, dans sa conduite, pouvait intéresser le gouvernement français. La direction du Cabinet noir à Paris agissait dans le même sens, de telle sorte que, malgré les précautions prises par la mère et par le fils, leurs lettres, pour la plupart, étaient ouvertes à la poste avant de leur parvenir, aussi bien celles du fils qui arrivaient à la mère sous le couvert de la légation du Portugal en France que celles de la mère qu'elle envoyait à son fils sous le nom du comte de Palmella, ministre portugais à Londres.
Avant d'en citer quelques extraits, il convient de rappeler ce que pensait et disait du comte de Flahaut l'agent secret dont les rapports sont sous nos yeux et qui parle, en même temps que du général, de plusieurs autres réfugiés qui se trouvaient à Londres avec lui.
Le 8 juin 1816, cet agent écrit :
"Le général de Flahaut est ici au premier degré des fashionables et le chef de tous les révolutionnares réfugiés ; ils se groupent autour de lui, et c'est encore lui qui est le point de contact avec le parti anglais qui voudrait révolutionner la France. M. de Flahaut est très peu mesuré dans ses discours ; mais, il ne dit pas ses projets, et il tait quelles sont ses espérances tout en annonçant qu'il en a de grandes. Il disait hier que le roi de France mettait en vain du sable devant le torrent. Ses deux principaux agents sont M. de Turenne et M. Dumoulin. Celui-ci est de retour du voyage mystérieux qu'il a été faire à Bath et à Bristol ; j'ai dans ma dernière dépêche annoncé comment j'étais parvenu à savoir que les dépêches venant de France étaient adressées à M. Sainte-Foi, Frenchchurch street, 135. Il sera bon de laisser parvenir celles qui ne contiendraient aucun article essentiel, afin d'éviter qu'on change d'adresse ; il en est encore arrivé trois à la fois hier, dont une de Valence, en Dauphiné, et deux de Paris.
"Lord Grey et lord Jersey sont inséparables de M. de Flahaut. Il a fait voir à quelqu'un que je connais beaucoup une lettre de M. de Metternich, dont une partie est une énigme pour moi, mais dans laquelle le ministre autrichien lui dit positivement, que si on le tourmente à Londres, il n'a qu'à venir de suite à Vienne. Ce fait est, je le sais, à la connaissance de M. le comte Jules de Polignac. Mais ce que personne ne sait à coup sûr, que moi, c'est la visite clandestine qu'a faite samedi soir M. de Flahaut, au prince Esterhazy. Il l'a avouée secrètement à l'un des agents qui me l'a dit sans s'en douter. Pourquoi ce mystère pour une chose qui paraîtrait simple sans cela ?
"J'ignore la fortune de M. de Flahaut ; mais il fait ici beaucoup de dépenses et donne de l'argent à ceux de son parti qui en ont besoin. Je sais personnellement ce qu'il en coûte ici, tout juste, pour ne pas mourir de faim, et combien me coûte la fréquentation de certains cercles pour ne faire qu'y paraître. Ou M. de Flahaut a de très grand moyens, ou il a reçu des fonds pour jouer ici avec avantage le rôle qu'il y joue."
Il y avait beaucoup d'exagérations dans les propos de l'agent secret et c'est à tort qu'il attribuait à Flahaut des projets de conspiration. Sans doute, Flahaut regrettait l'Empereur ; sans doute, Louis XVIII n'exerçait sur lui aucun attrait. Mais, loin de songer à conspirer, il souhaitait au contraire voir se dissiper les soupçons dont son passé le rendait l'objet et s'acquérir la bienveillance du gouvernement français, non qu'il fût dans ses desseins de rentrer définitivement en France, mais parce qu'il désirait y rendre possibles ses séjours accidentels.
D'ailleurs, un projet qui n'avait rien de politique ni de subversif absorbait ses préoccupations et son temps. Jeune, élégant, séduisant de visage et d'esprit, il avait inspiré les sentiments les plus tendres à une riche et belle héritière de l'aristocratie anglaise, la fille de lord Keith de laquelle il se montrait vivement épris. Leur mariage était décidé, mais rencontrait des obstacles. C'était, d'une part, l'incessante malveillance du marquis d'Osmond, l'ambassadeur de France, qui multipliait ses efforts auprès du cabinet britannique pour faire expulser d'Angleterre ce Français inféodé à l'Empereur et que la police de l'ambassade désignait comme un artisan d'intrigues et de complots. C'était, d'autre part, l'opposition que faisait au mariage le père de la fiancée.
Il est vrai que celle-ci, possédant du chef de sa mère une fortune personnelle que l'agent disait s'élever à 236 000 francs de rente, avait pris le parti de passer outre et de se marier sans le consentement paternel. En même temps que se répand dans les salons de Londres la nouvelle de cette résolution, les appréciations de l'agent sur Flahaut deviennent plus modérées. En annonçant, au mois de juin 1817, la célébration prochaine du mariage, malgré le refus définitif du père, il dit en parlant du fiancé :
"Il chante maintenant sur une autre gamme ; il tourne autour de l'ambassade, s'isole de ses anciens collaborateurs, et s'aperçoit qu'à Paris avec plus de 200 000 livres de rente, il jouera toujours un grand rôle dans la société, qu lieu qu'à Londres, on reste dans la masse sans se faire remarquer... Je ne croirais pas à la conversion de Flahaut d'après son dire ; mais un observateur doit être impartial, et ne rien taire. Il est de fait, que la faction lui tourne le dos, et qu'elle se plaint hautement de l'abandon qu'il a fait de son ancien parti."
Si Flahaut tournait autour de l'ambassade, et voulait s'assurer les bonnes grâces du marquis d'Osmond, il n'était que bie,n imparfaitement payé de ses efforts et de son bon vouloir. C'est de ce côté que son mariage rencontrait le plus de difficultés. A Paris, sa mère, Mme de Souza, s'en inquiétait.
"Pas un mot de toi ni par le dernier courrier ni par la poste, lui mandait-elle ; cela m'est bien triste, d'autant que ta dernière lettre était toute grogneuse... Il faut m'excuser, Charles, si mon intérêt pour toi m'a fait te demander de ne pas lambiner, lorsqu'il est question d'une affaire où l'on cherche à te nuire, où vous êtes tous deux comme deux chandeliers sur une table, qui attirent les yeux de tout le monde... Finissez-en donc, ne veut pas dire : soyez plus empressés, mais de mener les gens, car, pour un contrat où l'une conserve tout, et l'autre ne veut rien, les difficultés ne doivent pas être longues, suivant mon petit bon sens... Peut-être, je me trompe ; mais, de loin, cela ne peut étonner et il ne faut ni en grogner ni m'en punir. C'est que vous êtes plus que ma vie, que je ne cesse de penser à vous, que je n'existe que pour l'instant où vos lettres m'arrivent et que je ne compte les autres jours que pour attraper celui de la poste. Si je pouvais dormir tout l'intervalle, Dieu me ferait une belle grâce.
"Alexandre de Girardin a rencontré le duc de Wellington qui lui a dit que lord Keith était venu le voir pour lui parler de sa désolation sur le mariage de sa fille et prendre des informations de ton caractère. Le duc lui a répondu qu'il regrettait autant que lui que sa fille épousât un étranger, mais que pour ton caractère, tout ce qu'il en connaissait était bon et honorable, qu'il ne pouvait parler de toi qu'avec éloge, que tu étais, à la vérité, fort bonapartiste, mais, que cela ne faisait rien pour l'habitude de ta vie et que tu étais plein d'honneur... Je voudrais bien savoir pourquoi on se plaît réveiller ces qualifications de bonapartiste ? On est Français ou on ne l'est point et Bonaparte est bien plus mort aujourd'hui qu'il ne le sera dans cinquante ans."
En répondant à sa mère, Flahaut se justifiait de ne pas lui donner de ses nouvelles aussi souvent qu'elle l'eût souhaité.
"J'ai tant à faire, ma chère maman, que je n'ai pas eu un moment à moi. Tu n'as pas d'idée, lorsque tu me presses comme tu fais, de toutes les difficultés légales que nous avons à surmonter. Dans notre situation de fortune et de naissance tout cela est plus difficile ; mais enfin, cela s'avance, et j'espère bien que le mois ne se passera pas sans que nous soyons mariés.
J'ai reçu une lettre d'Henriette, bien triste. Je ne m'y attendais pas, après les dernières qu'elle m'avait écrites. Elle désirerait ravoir ses lettres et les miennes qui sont dans les deux petites cassettes que tu as. Si tu peux ouvrir celle que tu as et qui est 4004, ou l'année de ma naissance, tires-en des portraits, et les lettres qui ne seraient pas d'elle, et alors remets-les à Mme D... Je ne crois pas devoir lui refuser ce qu'elle demande. Pourquoi ai-je été séparé d'elle et exposé à prendre un autre attachement ! Ah ! ma pauvre mère, que de malheurs cette funeste année 1815 a amoncelés sur ma tête !
"Miss M... (sa fiancée) ne veut pas de la belle montre dont Bréguet demande deux cents louis. Elle en aime mieux une autre qui soit moins parfaite.
"Lady H... m'a remis la lettre signée Adèle. Je suis loin de vouloir me brouiller avec cette dernière ; mais, elle est plus capricieuse, plus égoïste que tu ne peux l'imaginer. Elle est désolée de mon mariage, parce qu'elle n'y a pas contribué ; mais, je ne fais pas semblant de m'en douter. ne crois pas, au reste, que qui que ce soit fût étonné de son changement à mon égard. Je suis le premier qui soit resté dix-huit mois lié avec elle.
"Adieu, chère maman. Je t'embrasse et t'aime de toute mon âme. Mille tendresses à papa. Qu'il achète du vin, car on dit qu'il sera bien cher à la fin de cette année."
Dans une autre lettre, Flahaut apprend à sa mère que la conduite du marquis d'Osmond à son égard est généralement blâmée.
"On rit beaucoup des sentiments de ce M. d'Osmond qui l'ont porté à être si bien pour Sébastiani et si mal pour moi ; on le méprise pour tous les mensonges qu'il débite contre moi et dont on connaît la fausseté qu'il fait assez connaître par la manière dont il contredit un jour ce qu'il a dit la veille. Il est blâmé à cet égard par les personnes les moins disposées pour moi. En tout, mari et femme ne forment pas une ambassade digne de représenter le roi de France.
"J'ai oublié de te mander qu'il y a quelque temps, Mme la duchesse d'York avait eu la bonté de me faire présenter à elle afin de montrer qu'elle ne désapprouvait pas le choix de miss M... Hier au soir, elle m'a parlé encore avec une grande bienveillance, et tu sens combien je dois en être touché.
"Lord Harrowsby m'a aussi fait son compliment. Je ne l'ai pas reçu, parce que nous n'en sommes pas encore là, mais je l'ai fort remercié. Enfin, j'ai, dans cette circonstance, reçu bien des marques d'intérêt. Tu n'as aucune idée comme lord Lauderdale a été bon, obligeant, et de la peine qu'il s'est donnée pour me servir.
Il y a une dame qui part pour Paris la semaine prochaine, je crois mardi ou mercredi. Elle y va avec son mari, lord Morley (ami de Canning). Elle est très bien avec miss M... Peut-être lui donnerai-je une lettre pour toi. Ils iront loger auprès de Paris, soit à Passy, Neuilly, Auteuil ou Boulogne. Il leur faur une grande maison. Si tu en connais une, tu pourras la leur indiquer. Enfin, si tu la vois, sois bien pour elle. Tu n'auras pas de peine à cela, car elle est gaie et spirituelle autant qu'elle est jolie. Elle aussi a été fort bien pour moi. Ils vont à Paris en même temps que lord et lady Granville, qui ont été assez polis pour moi, mais qui auraient pu être mieux. N'aie pas l'air de t'en douter, mais sache-le.
"Miss M... a été bien sensible à ce que tu as dit pour elle dans ta dernière lettre. je lui remettrai aujourd'hui celle que tu m'avais chargé de lui remettre et que j'avais gardée. Aujourd'hui, c'est bien. Cela ne l'était pas alors.
"Adieu, ma bonne mère ; mon bonheur sera peut-être le résultat des malheurs qui nous ont frappé. Puissent le temps et la tranquillité faire disparaître les traces de ceux qui ont rappé notre patrie ! Je ne pourrai plus être qu'un observateur de ce qui s'y passera, je ne pourrai plus y prendre part, mais je ne cesserai de faire des voeux pour elle. Puisse l'administration actuelle finir ce qu'elle a commencé avec une grande sagesse.
"Adieu, embrasse le cher papa pour moi. Tu ne m'as dit s'il voulait venir ici passer quelques jours ? Je n'oublierai jamais la bienveillance du duc de Richelieu et le repos que tu as dû à M. Decazes."
On voit qu'en ce moment, grâces aux démarches de sa mère à Paris, le comte de Flahaut commençait à bénéficier des dispositions meilleures des ministres français à son égard, encore que ceux-ci fussent obligés, pour ne pas attirer sur eux les foudres des ultras, de contenir les témoignages de leur désir de justice envers des hommes qui n'étaient coupables que de garder un souvenir reconnaissant au souverain, maintenant vaincu, à qui ils devaient leur élévation et leur fortune. Plus tard, ces disgraciés ressentiront les effets de la bienveillance des ministres français. Bassano, Excelmans, Montalivet, d'autres encore cesseront d'être traités en adversaires. La Chambre des pairs s'ouvrira à d'anciens serviteurs de Napoléon à qui l'on avait d'abord tenu rigueur pour s'être ralliés à lui au retour de l'île d'Elbe. Mais, au moment où le comte de Flahaut allait se marier, la clémence ministérielle ne s'exerçait encore que timidement.
"Je plains M. de Richelieu, écrivait Flahaut à sa mère, de trouver tant de difficultés à me rendre justice, car je ne connais pas de plus grand bonheur que de protéger celui qu'on opprime. je t'enverrai ma démission par le premier courrier ; mais j'ai promis de la suspendre jusqu'à ce que quelqu'un, qui est allé à Paris et qui doit parler de ma position à M. de Richelieu, ait écrit ici. On attend de ses nouvelles demain. Je n'aurai jamais l'impertinence d'écrire au Roi ; je ne saurai comment le faire.
"Aucun événement plus que mon mariage avec Mlle M... ne pouvait me rattacher aux principes qui font la base de l'union, ou au moins de la paix de la France avec l'Angleterre. Elle n'est nécessaire à personne plus qu'à moi. Mes services sont parfaitement inutiles au gouvernement. Il devrait donc être favorable, au moins indifférent, à ce mariage. M. d'Osmond est un imbécile de ne l'avoir pas compris, en ayant eu la preuve dans les démarches que j'ai consenti à faire pour me raccommoder avec lui, démarches que rien ne m'aurait porté à faire sans cela.
"Je suis fâché que tu n'aies pas remis ma lettre à M. Decazes. Le protocole était très bien. C'est celui dont se sert un gentilhomme envers tous les ministres dans le département desquels il n'est pas placé et sois sûre que le langage d'un honnête homme vaut mieux que du miel délayé dans du sirop."
On reconnaîtra que ce n'est point là celui d'un irréconciliable ennemi de la royauté, et sans doute si le mariage de Flahaut n'eût pas dû le fixer en Angleterre, on l'eût vu tôt ou tard à son rang dans l'armée française. Mais, il allait se marier et sa résolution était prise de quitter la carrière militaire. Aussi, ne songeait-il pas à aller encore en France et il annonçait à sa mère qu'il ne ferait pas usage d'un passeport qu'elle était parvenue à se procurer pour lui.
Quelques mois plus tard, son mariage se célébrait et cet événement qui assurait le bonheur de sa vie réalisait ses voeux les plus chers.
C'est assurément à cette époque que Mme de Souza écrivait la lettre suivante, dont la copie ne porte pas de date, à un grand seigneur anglais, membre du gouvernement, lord Stewart :
"Mylord, l'aimable M. Robert Stewart se souviendra-t-il assez de Mme Flahaut du Louvre, pour reconnaître son écriture, et ne pas s'étonner de recevoir une lettre d'elle ? Avant de vous parler de mon fils, je veux vous parler de moi, mylord, m'excuser en quelque sorte de ne m'être pas adressée à vous pendant votre séjour à Paris ; mais, je vous avoue que j'étais indignée des calomnies et des persécutions dont je me trouvais l'objet, et sans motifs, car non seulement j'avais ignoré le projet du retour de Napoléon, mais pendant les trois mois qu'il a été ici, je n'ai pas mis le pied aux Tuileries. Si bien même qu'un jour, ayant demandé à mon fils de mes nouvelles, Charles lui répondit :
" - Ma mère est Portugaise, elle est alliée à l'Angleterre, elle ne peut venir ici."
"Jugez, mylord, de mon indignation, de ma colère, lorsqu'après cette bonne conduite, je me suis vue persécutée. Enfin, tout cela était le résultat des tracasseries de société, et depuis que je n'ai plus d'amis dans le ministère, je n'ai plus d'ennemis.
"Mais, après cette explication que j'ai cru devoir à votre ancienne amitié pour moi, permettez-moi de vous parler de mon fils. Le voilà marié avec une Anglaise, et ses intérêts, ses affections doivent à préser le fixer en Angleterre. Que je doive à votre bonté qu'il y soit traité en Anglais. Sa carrière militaire a été si brillante, sa vie si pure et ses sentiments d'honneur si délicats qu'il peut prétendre à l'estime de tous.
"Mon fils était dans une situation unique, car dès 1814, il avait donné sa démission qu'on n'avait pas voulu accepter. Ainsi, il n'a trahi ni trompé personne. Tout ce qu'on peut lui reprocher peut être un sentiment de reconnaissance trop exalté ; mais, jamais il ne l'a aveuglé ni emporté au-delà de son devoir, et mon fils n'a rejoint Napoléon que lorsque le Roi a quitté Paris.
"M. d'Osmond a été bien mal pour lui ; il a même outrepassé les droits d'un ambassadeur, car mon fils, étant en Angleterre avec un passeport du ministre de la police, un des affaires étrangères, un congé du ministère de la guerre, devait être protégé par lui et il n'a trouvé en lui que malveillance et persécutions. Ce n'est pas ainsi que l'on concilie, qu'on ramène ; mais, je ne l'imiterai point ; je ne chercherai point à lui nuire ; le temps place tous les caractères dans leur vrai jour. Ce que je vous demande, mylord, c'est appui, bonté, intérêt pour le fils de Mme de Flahaut, et je connais assez M. d'Osmond pour être sûre qu'un mot de bienveillance de vous, le ramènera à des sentiments plus justes, à des procédés plus sages.
"Je sais que vous avez bien voulu recevoir mon fils avec cette même bonté que je réclame. J'ai osé croire qu'il entrait dans votre intérêt quelques souvenirs du Louvre et de votre jeunesse."
Après avoir lu cette jolie lettre, et en se rappelant qu'adressée de Paris à un membre du gouvernement anglais, elle avait dû être confiée à l'ambassade britannique, on pourrait s'étonner que copie ait pu en être prise par la police, si l'on ne connaissait le savoir-faire de ses agents.
Les nouveaux époux, à cette époque, partagent leur temps entre Londres et l'Ecosse, où la comtesse de Flahaut possède de grands biens. Mme de Souza, restée en France avec son mari, écrit de Paris à son "Charles", en attendant qu'il y vienne et qu'elle ait le bonheur de le revoir.
Le 19 novembre, il lui apprend que sa femme a fait une démarche auprès de lord Keith, son père, afin de fléchir sa rigueur, mais que ce père irrascible a refusé de la recevoir.
"Ta dernière lettre m'a désolée, répond Mme de Souza. Je ne croyais pas qu'un père pût pousser aussi loin la rigueur. Enfin, espérons toujours. Ma fille, ma bien-aimée fille, j'espère qu'après vos couches, vous viendrez ici pour bien du temps et soyez sûre de trouver en moi la plus tendre affection. Je n'existerai que pour vous soigner, vous aimer, afin qu'à ma dernière heure, vous puissiez me regretter comme une véritable mère.
"Que j'ai besoin d'avoir une seconde lettre de Charles qui m'assure que votre santé n'a point souffert de cette cruauté ! Que j'aime l'amiral Fleeming ! C'est votre cousin ; mais, c'est plus encore, car il est votre ami. Mme de Sévigné dit que c'est Dieu qui nous donné nos amis et le diable nos parents. Je commence à le croire et je veux, mon Charles, que tu m'appelles mon Prochain, puisque Dieu nous a ordonné de l'aimer comme nous-même, et non pas mes parents."
A cette époque, Flahaut avait eu la pensée de venir passer quelques jours à Paris, puis, au grand désespoir de sa mère, il y avait renoncé. Après en avoir gémi, elle était amenée à s'en réjouir.
"En vérité, je crois que Dieu t'a inspiré, car avec toutes les bêtises que l'on débite ici sur Sainte-Hélène (Le bruit courait que Napoléon s'était évadé), si tu y étais arrivé en même temps, on n'aurait pas manqué d'établir à Londres que ton voyage avait rapport à cela, même quand on eût été persuadé du contraire. Laissons encore éclater cette fusée... Donne-moi des nouvelles du pauvre chou. J'aime cet enfant quoiqu'il ne m'ait causé que des peines (Il s'agit évidemment du petit Auguste de Morny).
"Ma chère fille, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Ah ! mes enfants, si je pouvais assurer votre bonheur par le scrifice de ma vie, je la donnerais de grand coeur et encore ne ferais-je pas un grand présent, car je deviens triste et souffrante. D'ailleurs, au fond de mon âme, je sens, comme je le dois, l'injure qu'on vous fait à tous deux. J'en suis profondément blessée ; mais, cependant, je ne prie Dieu à deux genoux que pour la santé de ma fille et je fais bien le voeu de lui rendre en soins et affections, autant qu'une mère peut les prodiguer... Sors de ta tête tous ceux de la famille qui te veulent du mal et fais ce que doit : advienne que pourra ; et, au fait, je pense que soigner sa femme dans ce temps de tribulations est ce que tu dois. Dieu veuille qu'elle ait une jolie petite fille qui ait ses grands yeux noirs. D'un autre côté, ils sont petits, quoique jolis. Ce dernier point, je n'en rabats rien.
"Adieu encore, mes chers enfants."
On voit que Mme de Souza souffrait cruellement de l'éloignement de son fils, lequel s'aggravait de la difficulté de corrrespondre qui leur créaient les précautions qu'ils étaient obligés de prendre pour soustraire leur correspondance à la curiosité de la police, précautions inutiles d'ailleurs, pusiqu'elles n'empêchaient pas cette police de lire leurs lettres et d'en prendre copie.
Le 26 novembre, Mme de Souza se lamente sur ces difficultés et s'efforce ensuite d'égayer sa belle-fille.
"Tu ne peux te faire d'idée comme je suis contrariée, mon bon et cher enfant. Palmella est allé à Bruxelles, comme je te l'ai déjà dit, et pendant ce temps-là, ses lettres de Londres restent ici, sans être décachetées. Je suis sûre qu'il y a sur sa table deux ou trois lettres de toi et je ne puis les avoir. N'est-ce pas désolant, surtout dans l'état où est ma fille ? Enfin, il faut souffrir, et que les grands et petits chagrins viennent m'accabler, et cela depuis trente ans, c'est beaucoup ! Ce qu'il y a d'heureux, c'est que les calamités publiques sont d'un plus vif intérêt que toutes les autres douleurs et ne vont pas moins continuer. Je ne sais quoi te dire ! Que je t'aime ? Que je donnerai ma vie pour toi ? Tu as été bercé avec cela...
"J'ai envie, pour désennuyer ma fille, de lui conter des histoires, et puisque tu l'as mise au courant de toutes les petites joies de notre maison, je veux voir si tu n'aurais pas oublié quelques-unes de mes folies.
"Ma chère fille, ce Charles, que nous aimons, était parti pour la première fois avec son régiment. J'en étais d'une tristesse mortelle. J'allai aux Tuileries voir Mme Bonaparte ; c'était dans les premiers temps du Consulat. J'arrivai à son cercle du soir (il y avait toute la France d'alors). Je connaissais Mme Bonaparte et l'aimais depuis ma jeunesse. D'ailleurs, elle avait une flexibilité d'esprit qui avait assez de rapport avec la souplesse de sa taille ; rien en elle n'était ni raide, ni anguleux, ni froid, ni sec ; enfin, elle était charmante, surtout quand elle était en gaieté. J'arrive donc, et me voyant préoccupée, là voilà qui se met à me railler sur ma passion pour mon fils. Le Premier Consul, qui l'entend rire, s'approche et se moque de mes inquiétudes. J'aimais l'une (Mme Bonaparte) et lui passais ses railleries ; Charles était sous la griffe de l'autre, je n'osais pas trop me regimber, lorsque part, du bout du salon, une certaine Mme Fermont, femme du conseiller d'Etat, d'une laideur affreuse, gauche et ridicule à l'excès, toujours coiffée comme la poupée du diable, et qui, voyant la joie qui régnait à ses dépens, s'approche de nous et me dit en minaudant : "Madame, donneriez-vous votre vie pour votre fils ? - Oh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je, mais la vôtre aussi. Cette folie eut un succès de gaieté qui fit retourner la dame à sa place plus vite qu'elle n'était venue.
"Je vous en conterai des milliers de cette façon, ma chère fille, que vous ne comprendrez bien que quand vous serez mère. En attendant, vous me croirez un peu folle.
"Ma bien chère fille, que je voudrais avoir de vos nouvelles ! que je voudrais tenir dans mes bras mon cher petit enfant !...
"La nouvelle de Paris est que Charles devrait être renvoyé de l'Angleterre avec Gourgaud et que sa qualité d'Ecossais a arrêté le coup, à la grande douleur du ministère. S'il fût venu ici, on l'eût toujours dit (sans en croire un mot), car voilà comme est fait l'esprit de parti. Que de gens j'ai vu répandre sciemment des méchancetés absurdes ! Et s'ils les persuadaient à une seule personne, ils se couchaient satisfaits, avec le plaisir de n'avoir pas perdu une journée."
Le 10 décembre, c'est une autre antienne. Mme de Souza envoie à son fils des nouvelles concernant la politique, si vibrante, si mouvementée à la fin de cette année 1818. C'est au lendemain du Congrés d'Aix-la-Chapelle. Le duc de Richelieu, après cette négociation victorieuse qui a libéré le territoire de l'occupation étrangère, a quitté le pouvoir, effrayé par les élections libérales du mois d'octobre. Sous l'influence de Decazes, un ministère nouveau s'est formé qui veut tenter de royaliser la nation, en lui accordant de sages libertés. Son programme excite la fureur et l'effroi de l'ultra-royalisme dont les agitations et les conflits qu'elles causent, inquiètent l'opinion.
"Les Ultras sont dans une peur affreuse, mande Mme de Souza à son fils. Ils débitent les plus désastreuses nouvelles qu'ils assaisonnent de pronostics plus sinistres encore. Cela fait un fâcheux effet sur les fonds. En tout, l'inquiétude est au comble ; tous l'éprouvent et aucun ne saurait précisément dire où il a mal et d'où vient le mal.
"L'abbé de Pradt vient de faire paraître un livre intitulé : Des quatre Concordats, qui sera très curieux pour Charles, surtout si sa paresse part du dernier chapitre du premier volume jusqu'à la fin. Les intrigues de la cour de Rome sous Napoléon, les intrigues des évêques imigrés depuis la Restauration pour obtenir un quatrième Concordat, tout cela est très intéressant et dit avec une audace dont nous n'avons pas d'idée en France. La cour, les prêtres, les nobles en sont tellement furieux qu'il y a du danger à l'avoir lu. Le louer serait aussi courageux que de se mettre devant la bouche d'un canon. M. de Talleyrand lui a fait défendre sa porte ; à quoi cet abbé répond : Ah ! s'ils crient pour cela, ils en verront bien d'autres dans le livre que je viens de faire et qui paraîtra bientôt ; c'est l'état de l'Europe avant et après le Congrés d'Aix-la-Chapelle. Je crois, moi, mais mon opinion est un secret de famille, que ce livre Des quatre Concordats deviendra un ouvrage nécessaire et consulté par toutes les puissances qui auront à traiter avec la cour de Rome."
Mme de Souza se trompait et était faux prophète. Rempli d'erreurs et de faussetés, oeuvre de parti et non oeuvre d'historien, l'ouvrage dont elle parlait ne devait pas avoir les hautes destinées qu'elle lui prédisait et ne les méritait pas. Il ne méritait que l'oubli dans lequel il ne tarda pas à tomber et est resté depuis.
Dansla même lettre, elle raconte assez gaiement les incidents d'audience auxquels avait donné lieu un procès intenté par le général Canuel au colonel Fabvier, l'ancien aide de camp de Marmont, qu'il accusait de l'avoir calomnié à propos des troubles qui avaient récemment éclaté à Lyon. Fabvier appartenait au parti libéral ; Canuel, ultra-royaliste farouche, était l'ami de Vitrolles, l'homme lige du comte d'Artois et le meneur de l'opposition que faisait ce prince au ministère. Mme de Vitrolles partageait et exagérait encore les opinions de son mari. On l'avait vue à Aix-la-Chapelle s'efforcer de circonvenir, en vain d'ailleurs, les souverains qui s'y trouvaient réunis au moment du Congrés, pour leur démontrer la nécessité d'obliger Louis XVIII à choisir ses ministres parmi les amis du comte d'Artois. On la retrouve avec ses extravagances dans la lettre de Mme de Souza.
"L'affaire Fabvier a été plaidée samedi. Mme de Vitrolles est arrivée sur le poing de Canuel pour entendre les débats. Elle s'est placée sur le banc des avocats et y a été comme une énergumène. Lorsque M. Dupin rendait compte des erreurs commises à Lyon, elle criait : Cela n'est pas vrai ! C'est un coquin ! C'est un misérable ! et les jeunes avocats riaient à causer même un peu de rumeur parmi les juges. Fabvier, qu'elle ne connaissait pas, était placé près d'elle et lui disait gracieusement : Tout bas. - Mais, c'est vrai, je vous assure, répliquait-elle. Alors, elle demanda à son voisin de l'autre côté qui était ce simplet. Lorsqu'elle eut entendu le nom de Fabvier, elle se retourna vers lui comme une furie en lui disant : Le duc de Raguse est un drôle et le colonel Fabvier un impertinent et un insolent. Alors, les gracieux sourires de Fabvier devinrent des rires inextinguibles. Mme Dupin disait à ses voisins : Ne me nommez pas ; elle me battrait.
"Comme une pareille furie dérangerait la perruque des avocats anglais ! C'est elle qui était à Digne lors des élections de 1815 et sachant qu'un libéral avait le plus de voix, elle vint pendant la nuit, accompagnée de son cocher et de son laquais. L'un d'eux la hucha sur les épaules du plus grand ; elle entra par la fenêtre dans la salle des élections et vola la boîte du scrutin. Le jour suivant, lorsque le préfet vint pour dépouiller les votes, il ne trouva rien et il n'y eut pas de député des Basses-Alpes, cette année-là.
Une autre lettre, en date du 29 juin 1819, nous apprend que le ménage Flahaut se prépare à partir pour Paris. Le général veut présenter sa jeune femme à sa famille et à ses amis. A l'approche de ce grand bonheur, Mme de Souza est toute bouleversée.
"Que dira ma fille lorsqu'elle me trouvera une vieille femme ne quittant jamais son grand fauteuil, voyant très peu de monde et pour ainsi dire cachant sa vie, ainsi que le prescrit le sage ? Depuis 1815, quand j'ai été si horriblement persécutée, j'ai pris le monde en déplaisance et quant à mon mari, il éprouve ce sentiment jusqu'au dégoût. Le matin, il sort seul, nous dînons de même avec une ou deux personnes en plus ; le soir, son spectacle, moi, mes livres et ma patience, et toujours couchée avant onze heures. Mais, vous serez libres, tellement maîtres de la maison, mes chers enfants, que ce ne sont point nos habitudes que vous adopterez, mais vos fantaisies qui nous gouverneront. Je dis fantaisies, parce que volontés, raisons ne me paraissent pas exprimer assez le désir que j'ai, de faire entièrement et uniquement ce qui vous sera agréable à tous deux, mes chers amis.
"Pour ajouter à toutes mes inquiétudes sur l'ennui que ma fille pourra éprouver, c'est que toutes mes connaissances sont à la campagne, excepté Lobau et sa femme qui nous conservent un grand attachement. M. de Talleyrand et Montrond partent pour Barèges. Le premier va de là à Valençay. Je suis bien contente que tu ne les trouves pas ici. Oh ! les vilaines gens !
"Adieu, mes chers enfants. Vous m'inspirez tous deux less entiments qui donnent du prix à la vie."
Dans une lettre précédente, on a vu le nom de l'amiral Fleeming. Ce brillant marin s'était lié d'amitié à Londres avec le général de Flahaut et lui prodiguait les témoignages de son affection. La gratitude de Mme de Souza pour lui s'exprime dans les lignes suivantes :
"Viendrez-vous ici bientôt, my dear admiral Fleeming ? Croyez que ni dans votre Ecosse, ni dans la vieille Angleterre, personne n'apprécie mieux que moi vos excellentes qualités. Mon coeur et mon esprit les ont également devinées. Mais si, comme je vous en parlais, ce serait beaucoup plus pour mon plaisir que pour le vôtre, je me bornerai à vous assurer de mon véritable attachement. M. de Souza aussi ne parle jamais de vous sans dire : ce bon amiral Fleeming, cet excellent amiral Fleeming ; enfin, votre nom ne va jamais tout seul ; il s'y mêle toujours un souvenir d'estime et d'affection.
"Je ne veux pas finir avec toutes les phrases cérémonieuses qui sont à la fin de vos lettres et j'aime mieux terminer la mienne, comme je fais avec Charles, par God bless you."
Ces protestations reconnaissantes d'une mère envers l'ami de son fils couronnent dignement les lettres si tendres qu'elle écrivait à celui-ci et les témoignages de filiale affection qu'elle recevait en retour, en même temps que les uns et les autres obligent à se demander quel intérêt pouvait avoir la police à connaître cette correspondance toute de sentiment et de coeur, qui ne lui apprenait rien sinon ce que tout le monde aurait pu lui apprendre, à savoir que ce fils et cette mère se chérissaient.

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