Conversation de Flahault avec Louis-Napoléon
(21 février 1852)
Confiscation des biens d'Orléans

Ce récit fut dicté par Flahault à sa fille Georgine, probablement vers 1865. Il a été écrit en français. Malheureusement, le document original qui se trouvait en possession de Lord Kerry, arrière-petit-fils de Flahault, ainsi que tous les documents publiés dans cet ouvrage, a été égaré. Le traducteur a donc été obligé de traduire à nouveau, de l'anglais en français, ces notes du plus grand intérêt historique. Sans se flatter de reproduire le texte même de Flahault, il a respecté, aussi rigoureusement qu'il le pouvait, l'esprit et la lettre du document français.
(note du traducteur)

Lorsque j'étais à Londres, peu de temps après le coup d'Etat, je reçus une lettre de Morny, qui me disait que l'Empereur s'était laissé persuader par des amis intimes, de saisir les biens que le Roi Louis-Philippe s'était appropriés en acceptant la couronne, lors de la révolution de 1830. Strictement parlant, l'acte du Roi Louis-Philippe était illégal, car les biens avaient le caractère d'une dotation ; or il était d'usage que les propriétés de cette nature fissent partie du domaine de l'Etat lorsque le prince qui les recevait en dotation montait sur le trône. Même en admettant qu'ainsi envisagé l'acte du roi ait été illégal en 1830, il cessait de l'être du jour où il avait abdiqué.
J'eus alors le sentiment très net que ceux qui conseillaient à l'Empereur d'agir ainsi espéraient par cette proposition arbitraire dégoûter à ce point les ministres au pouvoir qu'ils dussent quitter le gouvernement. Parmi les premiers j'ai nommé Persigny, qu'on avait assez maladroitement écarté du ministère, Abbatucci, etc., etc. Morny ne cessait de me dire combien il regrettait mon absence dans ces circonstances ; je décidai donc de retourner à Paris, mais avant de partir je m'arrangeai pour voir Palmerston, avec qui j'eus une longue conversation. Il fut complètement d'accord avec nous et n'hésita pas à dire que le Prince-Président n'aurait pu commettre une plus grosse erreur, et qu'il était persuadé qu'elle produirait l'effet le plus déplorable sur les honnêtes gens. J'écoutai attentivement tout ce qu'il me dit à ce sujet et, de retour chez moi, j'en pris note afin de lui faire lire le récit de notre entretien et d'être ainsi certain de ne pas lui attribuer des propos qu'il n'aurait pas tenus.
Le lendemain, je partis pour Paris, et dès mon arrivée je réussis à voir le Président à l'Elysée. Au moment d'être reçu par lui je rencontrai Persigny, qui exprima l'espoir de me voir faire partie du Gouvernement. Je lui répondis en toute franchise que la mesure envisagée n'était pas de nature à me le faire désirer. J'entrai ensuite chez le Prince, qui me reçut avec une grande cordialité ; il me dit qu'il espérait que je consentirais à accepter un siège de sénateur. Je répartis que la mesure qu'il était sur le point de prendre, disait-on, serait à elle seule un obstacle insurmontable à mon acceptation. Alors nous nous mîmes à parler de cette mesure, pendant deux heures et demie, sans conclure. Le Prince dit que nous pourrions reprendre notre entretien le lendemain et fixa une heure à cet effet.
J'employai en vain tous les arguments que je pouvais tirer de mon propre fonds aussi bien que de ma conversation avec Palmerston. Je ne manquai pas de lui faire valoir que, ayant lieu de craindre que le Prince considérât mes raisons comme dictées par l'attachement que je portais encore au Prince que j'avais servi 18 ans (Louis-Philippe), j'étais résolu à lui faire savoir comment son acte était jugé par un homme à qui l'on prêtait généralement des sentiments plutôt hostiles au roi Louis-Philippe.
Je ne tenterai pas de retracer par le menu toute cette longue conversation, car ma mémoire est défaillante. Toujours est-il qu'en terminant je suppliai le Prince de déférer l'affaire à une Commission composée de membres des deux corps (Sénat et Conseil d'Etat) qu'il venait de constituer. J'indiquai que si cette Commission se prononçait en faveur de la mesure - ce que je considérais comme plus que douteux - il aurait en tout cas agi conformément à la loi et ne porterait plus dès lors la seule responsabilité d'un décret que je tenais pour déplorable. Il répondit que les arguments que j'avais développés avaeint produit une sérieuse impression sur lui ; si l'affaire était demeurée secrète, ils l'eussent fait hésiter ; mais elle était connue, et si l'issue n'en était pas satisfaisante l'unique résultat en agissant comme je le recommandais serait de lui faire reprocher son manque d'esprit de suite.
Je répliquai que, loin d'en être ainsi, j'étais convaincu que s'il nommait cette Commission et déclarait spontanément que le procédé par lequel Louis-Philippe s'était approprié des biens qui devaient faire retour à l'Etat, était tenu pour complètement illégal ; qu'il était amené lui-même à s'enquérir de la voie légale à suivre pour restituer ces biens à leur propriétaire ; que (étant donné que c'est autant le devoir des gouvernants que le désir des gouvernés d'avoir une justice impartiale) il avait décidé de soumettre la question à une Commission qualifiée pour statuer sur la matière ;
- dans ces conditions, dis-je : "Je suis loin de penser que qui que ce soit puisse vous accuser de faiblesse. Je crois, au contraire, que la colonne de la Place Vendôme, érigée pour la statue de votre oncle, ne sera pas considérée comme assez haute pour porter la vôtre."
Il était facile de voir que ces paroles produisaient un effet considérable sur lui, mais il n'en voulut point convenir. Un silence assez long suivit. A la fin, je lui dis tristement : "C'est bien, Monseigneur, je déplore du fond du coeur que vous persistiez dans votre malheureux projet. Je n'hésite pas à vous dire que vous le regretterez aussi quand il sera trop tard, et que ce sera pour vous ce que la condamnation du duc d'Enghien a été pour votre oncle.
- Oh ! répliqua-t-il, c'était là chose complètement différente.
- Certes, Monseigneur, autant que l'assasinat diffère du vol."
Ces paroles ont du l'impressionner, car, plusieurs années après, quand Lavalette revint de Constantinople (En 1853, quand M. de Lavalette mit fin à son ambassade auprès de la Porte), il lui répéta notre conversation, en employant les mots mêmes que je viens d'écrire.
Je dois - en toute loyauté - ajouter qu'il ne manifesta pas le moindre signe de mécontentement au langage que je lui avais tenu.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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