Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
25 ? 1815

Ah ! mon enfant, prépare ton âme à tout ce qu'il y a de plus douloureux pour ce pauvre Lavalette. Le Roi a refusé sa grâce à tout le monde. Le duc de Feltre s'est rappelé son ancienne amitié pour ce malheureux et a été vivement solliciter pour lui, sans rien obtenir.
Le duc de Raguse aussi. Enfin tout le monde s'y emploie et jusqu'ici sans succès. Il n'y a plus d'espoir que dans la Cour de Cassation, mais qu'espérer des juges après tout ce que nous voyons.
Frementel me disait hier que les Anglais resteraient à Paris beaucoup moins qu'on ne l'avait demandé , parce qu'officiers et soldats étaient détestés du peuple à un point indigne et qu'ils n'y seraient même pas restés du tout si le Roi ne l'avait vivement sollicité. Mais je pense que la cour travaille à augmenter cette rage là du peuple parce qu'elle préférerait de beaucoup avoir des Russes ou des Prussiens, je ne crois pas que dans aucune circonstance les anglais tirassent sur les peuples, et les autres s'y délecteraient.
On t'a trompé sur le duc de Feltre, il a été très bon, très poli pour moi, et non seulement il a fait de suite le rapport au Roi, mais aussitôt qu'il a eu l'ordre, il me l'a écrit, politesse que M. Bego n'a jamais eu, mais comme ce dernier déteste l'autre, Casimir en dit beaucoup de mal.
Il est venu aussi me conter cela et je lui ai répondu par la lettre du duc de Feltre ; tu as encore deux mois devant toi pour que ton congé expire ; alors je ferai tout ce que tu désireras et m'ordonneras pour ta retraite.
(Mais ce qui doit influer sur toute la vie ne doit être fait qu'avec réflexion et lorsque la circonstance qui mature est arrivée)
On assure qu'il vient de se former une décision dans la Chambre des députés. Les ultras avaient une espèce de club où ils arrêtaient tout ce qu'il y avait à faire pour réagir, les constitutionnels viennent d'en former un où ils conviendront de ce que l'on pourra proposer pour arrêter. On en espère.
J'en doute fort, nous sommes à ce point où la France me paraît un bon livre ouvert par le milieu que les amis de la liberté veulent lire de gauche à droite pour arriver à la fin, et que les Royalistes lisent de droite à gauche voulant regagner le commencement.
Voilà notre situation. Qui l'emportera ? Je l'ignore. Ce sera peut-être des gens qui ne savent pas lire du tout.
Adieu, cher ami, à demain, je t'aime de toute mon âme.
Alph. est arrivé et m'a remis ta lettre.
Mets une carte chez lord Castlereagh. S'il ne te fait rien dire, restes-en là. Va tout de suite à la campagne chez le duc de Bedford, mais après avoir vu ce bon et excellent lord Holland et Baring Alexandre . Si tu vois milord Gray, dis-lui que je me rappelle d'avoir dîné une fois avec lui chez lord Lansdowne le père, mais que dans ce temps j'étais une sotte qui croyait que tous les partis devaient avoir la bonne foi de s'entendre en France pour le bonheur de la patrie et que l'expérience m'a rendu le joli service de m'apprendre qu'exemptés quelques âmes élevées (victimes de tous) chacun voudrait que la résolution s'arrêtât à sa porte sans entrer chez soi, que jamais le moi n'a tenu une si grande place et l'individu une si petite.
Enfin que je suis triste, découragée, et que je voudrais être morte avant l'humiliation de mon pays.
Mais pour le coup, à demain.
Mets une carte chez lord Garmouth, ceux qui te la rendront tant mieux, ceux qui ne viendront pas tant pis. C'est à peu près égal.
Défends ton pays toujours, parle avec reconnaissance de ton ancien bienfaiteur, avec regret qu'il ne se soit pas arrêté après Tilsit, avec douleur de ses malheurs, des détails sur sa bonté dans son intérieur, ces anecdotes qui font revenir sur le caractère personnel , honorent ceux qui lui étaient attachés, mais tout cela avec un petit nombre d'amis. Je voudrais que les généraux eussent la tristesse du coursier arabe  dont le maître n'est plus, mais qui retrouveraient leur courage et leur vigueur pour défendre encore leur pays.
Enfin, ne parle jamais de la France , de toi, de ton ancien général, qu'entre un petit nombre d'amis, mais toujours avec cette élévation, ce respect de soi qui n'offense point les autres, mais ne permet pas qu'on vous humilie ou plutôt qu'on l'essaye. Point de chants que presque seul , ou à la campagne et seulement avec ceux qui aiment la France.
Joue au whist, chasse, pêche, et sois simple (Ta réputation militaire en France, celle d'homme d'Etat qui cherche à s'instruire des lois et ... du pays si éclairé doit nous venir ici de Londres sur toi) et bon. Le reste viendra graduellement. Cause avec Baring, et dans trois mois, va retrouver cette pauvre Henriette, ou qu'elle vienne te chercher, c'est ce que j'aimerais mieux. Ornano va sortir, et a un passeport pour l'Angleterre. Colbert va y aller aussi, celui à moustache blanche, j'ignore son prénom.
A demain, mon bon, mon cher enfant, que mon âme est triste.
Assiste exactement aux débats des Chambres, apprends bien l'anglais, que l'on sache bien , et qu'il nous revienne ici que tu ne t'occupes qu'à t'instruire ; alors on te laissera tranquille là, et ton pays te regrettera ici. Cela te servira dans ta longue carrière

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dernière modification : 26 décembre 2019
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