Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
4 février 1819

Hélas mon enfant, chaque jour nous amène de nouvelles peines ; papa en a une dans ce moment que son excellent esprit ne peut surmonter. Il a eu la faiblesse de faire mettre une fausse dent de devant, il y a plusieurs années ; cette fausse dent a ébranlé les autres et découvert un os de la gencive et il y a exfoliation ; enfin il paraît qu'il va perdre tout un côté de ses dents, que cela lui fera dans la figure un creux presque difforme. Eh bien cela lui cause une mélancolie qu'il ne peut vaincre et il m'a dit qu'il ne se montrerait plus, qu'il ne pourrait plus ni parler ni entendre. Je ne puis te dire l'effet que cela lui fait, et j'en ai le coeur brisé. Ne me réponds pas là-dessus car cela lui ferait de la peine que je t'en aie parlé. Mais il en est venu à une humeur noire qui m'afflige profondément car depuis toutes ces années de persécutions, de solitude, et de malheur, nous sommes unis plus étroitement que jamais et nous nous sommes devenus si nécessaires qu'en vérité la fin de l'un serait la mort de l'autre. Nous sommes deux frêles machines qui marchons en nous soutenant mutuellement, mais si l'un des appuis manquait, l'autre tomberait. Je suis encore bienheureuse qu'il ait conservé son goût du spectacle et quoique pendant ce temps je reste souvent seule à faire des patiences car on ne peut toujours lire, et je ne travaille pas à la lumière. J'éprouve toujours un sentiment de joie lorsque j'entends sa voiture s'en aller et je remercie le ciel qu'il ait encore cette distraction, enfin que de peines ! Et les grands malheurs, les persécutions, les proscriptions n'enpêcheront point les tracasseries d'affaires, les dérangements de santé, les infirmités de la vieillesse, ces grands malheurs qui paraissent surpasser les forces humaines sont par-dessus le marché.
M. de la Tour Maubourg part la semaine prochaine, il m'a écrit qu'il viendrait prendre mes ordres ; et ces ordres seront de dire sur mon Charles tout ce qu'il en connaît, tout ce qu'il en a vu. Je suis même assez heureuse, mais pour que la vérité satisfasse assez mon orgueil, ... qu'elle soit assez flatteuse.
Ma chère fille, avez-vous enfin reçu mon tableau, ou plutôt le tableau de Gabriel. En avez-vous été contente ? Et aura-til l'honneur de devenir un tableau de famille. Je vous ai écrit au nom de Gabriel pour vous remercier du beau cachet et je crois être sûre qu'il m'a dit vous en avoir écrit aussi pour vous remercier, mais je crois qu'il y a beaucoup de nos lettres de perdues. Ou du moins de bien retardées. J'en ai reçu une fois de vous deux, cinq à la fois, parce que notre ami Pal... avait été à Brighton. Le dernier courrier, je n'en ai pas eu, mais adieu mes chers enfants, je finirai ma lettre demain, je vais me lever pour monter chez mon mari et tacher de lui persader que les dents, les yeux, les cheveux , tout cela ne sont que les feuilles de l'arbre, et qu'on peut vivre longtemps heureux et en santé après les avoir perdus.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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