Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
16 octobre 1823

J'ai reçu avec un plaisir sensible l'espérance que vous allez venir ici avec Louis. Cela me rappelle ce temps où tous deux si jeunes, vous étiez toujours joyeux dans cette maison de Mme Amélie ; les années, les révolutions, vous ont donné quelques cheveux blancs depuis cet heureux temps, mais quand je pense à tout ce que j'ai vu disparaître, je trouve que nous sommes parmi les plus heureux. Quand vous retournez en arrière, cela ne vous cause-t-il pas une sorte d'horreur ? Mon cher Charles, toutes ces étoiles si brillantes ont filé et se sont perdues avec une rapidité effrayante, mais parlons de ce qui occupe aujourd'hui tous les esprits. Une gazette très ultra qu'on appelle l'oriflamme a mis un morceau terrible sur la mort du duc d'Enghien ; il en accuse le duc de Rovigo dans un de ses numéros. Deux jours après, ce duc a fait paraître une lettre dans le journal des débats, dans laquelle il dit qu'il s'était décidé à garder le silence, mais que puisqu'on attaque son honneur, il va donner le récit de cet événement avec le regret de compromettre une famille puissante ; mais que lui aussi a une famille à qui il doit appui et vérité. On prétend que cette famille puissante est M. de Tall. qui, en effet, dans le conseil tenu à ce sujet, fut pour la mort de ce Prince ainsi que l'archi-trésorier et Réal : Cambécérès et Fouché pour la réclusion. Enfin on prétend que tout cela va être dévoilé par noms, prénoms, minutes, quart de minutes. M. de Tall est accouru passer 24 heures à Paris pour, a-t-il dit, complimenter le Roi sur la conquête du duc d'Angoulême, mais dans le fond, assure-t-on, pour arrêter la loquace de Savary. Cependant, celui-là est bien engagé. Il y a même des finauds qui prétendent que c'est Mme Duchayla qui l'excite, parce que la famille royale ne peut souffrir M. de Tall. qu'il y a plus de 6 mois que le Roi ne lui a parlé et que si tout ce qu'on fit de la part qu'il a eu à la mort du duc d'Enghien était publiquement mis au jour, le public qui ne résiste point aux imprimés, trouverait très juste qu'on lui otât la place de chambellan et qu'on l'exilât de la cour. Voilà ce qui occupe tous les esprits.
Mme de Bourke est revenue, elle peut bien dire comme cette actrice de province : Je crains tout, cher Abner et n'ai point d'autre crainte. Que dit l'amiral Fleming des décrets de son ami le Roi d'Espagne depuis qu'il a recouvré sa liberté ?
Auguste est bien, mais je lui trouve l'air triste, cependant, il dit qu'il ne sent aucun mal. Je crains qu'on ne le fasse trop travailler, mais que faire ? Il faut bien qu'il suive les classes.

Je suis désolée de la coqueluche des trois petites, c'est une maladie si longue et si fatigante que c'est celle que je redoute le plus. Mais essayez des déménagements de Mme d'Algaranky toutes les nuits et tenez-les ensemble le moins possible car c'est une maladie qui s'augmente par l'imitation. Tout ce que vous me dites des perfections d'Emilie ne me surprend point. J'ai toujours dit que ce serait un petit prodige, elle a beaucoup d'esprit, et c'est un enfant qu'on élèvera en courant.
On raconte ici que le duc de Coigny est si jaloux de sa femme qu'il ne lui permet même pas d'avoir des entretiens particuliers avec sa mère ; et, comme il est d'usage, on ne jette les hauts cris avant de savoir si c'est vrai. Serait-ce véritable ?
J'ai reçu aussi une lettre aimable de Louis.
Adieu, mes chers amis, je vous embrasse tous les cinq de tout mon coeur.
Vous ai-je raconté que j'ai été à l'exposition de l'industrie avec M. Gall... , Auguste et un anglais ; il y avait une foule et un ... abominable ; le digne insulaire s'extasiait sur ce qu'ici le peuple était admis à jouir de tout ; qu'il n'en était pas de même en Albion ! Au milieu de toutes ses phrases, justes, belles, et harmonieuses, il a mis la main dans sa poche, et a trouvé qu'on lui avait volé son portefeuille. J'ai eu beaucoup de peine à ne point rire ; mais je n'ai point raconté cette histoire, de peur qu'elle n'allât jusqu'à quelques-uns de ces esprits qui en auraient fait une pièce de conviction pour assurer leur système. De ces gens qui, comme Mme Decars se croient plânant entre ciel et terre, et d'une toute autre matière que le reste des humains. Pour le coup, voilà assez de bavardage et je finis en vous embrassant encore tous les cinq de tout mon coeur.
Papa va deux fois par jour au cercle, il a commencé par être heureux, mais depuis le premier de janvier il perd tous les jours. Comme je ne suis point là, je ne sais pas s'il est des grondeurs ou des grondés, mais at home, nous sommes des gémissants.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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