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Mémoires de Bertrand-Molleville
chapitre XXXI (extraits)
avec l'aide de
extraits du chapitre XXXI
(Je me détermine à sortir du royaume ; Mme de Flahaut
me procure un passeport du département des affaires étrangères,
renvoyé par un émigré qui n'en avait pas eu besoin
; son ancienneté me donne de l'inquiétude ; j'en fais
moi-même un autre dans la nouvelle forme. - Précautions
et détails relatifs à mon départ.)
p.225 à 229
J'étais encore indécis sur le parti que je prendrais,
lorsque les moyens de sortir du royaume me furent offerts par une femme,
que ses liaisons ont fait juger trop sévèrement, et qui,
malgré tout ce qu'on en a pu dire et penser, était sincèrement
dévouée au roi. C'est Mme de Flahaut dont je veux parler,
et à qui, toute reconnaissance à part, je dois la justice
de déclarer ici que, pendant mon ministère, et jusqu'au
10 août, elle a été de la plus grande exactitude
à me faire part de tout ce qu'elle apprenait, qui pouvait intéresser
le roi, et que j'ai dû souvent à son zèle des renseignements
très utiles à Sa Majesté. Dans cette circonstance,
elle s'adressa à mon frère le chevalier, qu'elle ne connaissait
pas, pour me faire parvenir le conseil de sortir du royaume le plus
tôt possible, et d'aller en Angleterre avec un passeport qu'elle
me fournirait ; elle se chargeait aussi de me faire arriver sans le
moindre danger à Boulogne-sur-Mer, et de m'adresser dans cette
ville à un correspondant intelligent et sûr, qui avait
déjà fait embaquer deux de ses amis sous des noms supposés,
et qui me rendrait le même service.
J'acceptai avec empressement les propositions de Mme de Flahaut, sauf à examiner les moyens d'exécution. Mon frère, que
je chargeai de lui faire cette réponse, me rapporta le passeport
qu'elle me destinait ; il avait été expédié
au département des affaires étrangères pour un
de ses amis, qui l'avait payé cent louis, et qui, s'étant
embarqué sans le faire viser, parce qu'on avait négligé
de le lui demander, le lui avait renvoyé pour qu'elle en disposât
en faveur d'un autre ami. Ce passeport avait déjà près
de deux mois de date, et il avait été expédié
dans une forme toute différente de celle qu'on avait adoptée
depuis : il y avait d'ailleurs quelques grattages et corrections à
faire, pour changer le signalement qui y était exprimé,
et y substituer le mien ; mais mon valet-de-chambre étant très
expert dans cette partie, et ayant une écriture à peu
près pareille à celle du passeport, cet article m'inquiétait
beaucoup moins que l'ancienneté de la date. Quant aux moyens
d'arriver en sûreté à Boulogne, Mme de Flahaut me
proposait de m'y faire conduire par un ancien domestique de sa famille,
à qui elle avait procuré une place de courrier de la malle
sur cette route, et qui me prendrait dans sa brouette aux environs de
St-Denis.
Cette proposition me parut si avantageuse, qu'elle me détermina
à partir malgré toutes les inquiétudes que la forme
et l'ancienneté du passeport pouvaient me donner : en conséquence,
le 12 octobre fut le jour définitivement fixé pour mon
départ. J'avais encore six jours d'intervalle pour me préparer
à ce voyage, et j'en profitai pour me faire moi-même, sur
du papier de la nouvelle formule, un passeport absolument conforme à
ceux qui s'expédiaient alors, et dont on m'avait procuré
un modèle. Le danger de traverser Paris, et d'en sortir en plein
jour, était le seul que j'avais encore à craindre ; ma
famille, qui en était fort alarmée, imagina que je ne
pouvais éviter d'être reconnu qu'en m'affublant d'une vieille
perruque bien noire, et bien mal peignée.
Après avoir couru tous les perruquiers et revendeurs de vieilles
perruques, on en trouva enfin une telle qu'on la désirait, et
on vint me l'essayer. Il est certain qu'elle me changeait si horriblement,
qu'il n'était pas possible qu'on me reconnût, mais elle
avait en même temps l'inconvénient de rendre ma figure
si remarquable, qu'il était impossible que la première
patrouille ou sentinelle qui apercevrait une coiffure aussi extraordinaire
et aussi ridicule, ne la regardât pas comme un déguisement,
et ne m'arrêtat pas comme personne suspecte. Cette considération
me décida à rejeter la perruque, et à n'employer
d'autre déguisement qu'une coiffure très négligée,
un chapeau rond et une redingotte brune. Tel fut en effet le costume
avec lequel je partis en fiacre, de chez mon hôte, le vendredi
12 octobre, à dix heures du matin. J'avais quatre compagnons
de voyage, dont l'un était M. Thomas en uniforme de bas-officier
national, les trois autres ne me connaissaient pas, et l'un d'eux était
aussi en uniforme. J'avais envoyé la veille mon sac de nuit au
conducteur de la malle de Boulogne, et je n'emportais avec moi que des
viandes froides et du vin pour notre dîner, afin qu'en cas d'arrestation,
on ne trouvât rien dans notre voiture qui fit soupçonner
des projets de départ ; nous étions convenus de répondre,
si nous étions arrêtés et interrogés, que
nous allions dîner à Pierrefitte, près St-Denis,
pour voir une maison qui était à vendre. Nous arrivâmes,
sans la moindre rencontre fâcheuse, à ce petit village
qui est à un quart de lieue au-delà de St-Denis ; j'y
dînai chez un vieux architecte italien, dévoué à
Mme de Flahaut, qui m'avait fait donner le conseil d'aller attendre
chez lui l'arrivée de la malle de Boulogne. Je me rendis sur
la grande route quelques moments avant l'heure à laquelle le
courrier, qui devait me conduire, m'avait fait dire qu'il passerait
à la hauteur de Pierrefitte ; il arriva presque en même
temps que moi, et m'ouvrit sa brouette, où j'eus bien de la peine
à entrer, parce qu'il en remplissait les trois-quarts, et que
j'avais encore plus d'embonpoint que lui. Il en résulta que nous
fimes ce voyage fort mal à notre aise ; je n'aurais même
pas pu y tenir, s'il eût été plus long, et si mon
conducteur n'avait pas eu l'heureuse habitude de descendre à
chaque poste pour boire son petit verre d'eau-de-vie ; je profitais
de ces moments de répit pour respirer plus librement, et pour
soulager un peu mes bras et mes jambes, que la compression violente
qu'ils éprouvaient entretenait dans un engourdissement continuel.
J'arrivai à Boulogne dans la nuit du samedi au dimanche, et je
descendis à l'auberge de la poste, si moulu de fatigue et de
contusions, que je ne pouvais presque pas me tenir sur mes jambes. Je
demandai bien vite une chambre, car, quoique je n'eusse pas mangé
la valeur de quatre onces de pain dans toute la route, le besoin d'un
lit était pour moi le plus pressant de tous.
Le lendemain matin, je n'eus rien de plus pressé que d'écrire
à M. Menneville, citoyen de Boulogne, à qui Mme de Flahaut
m'avait recommandé, sous les noms et qualités de Vandeberq,
négociant liégeois, que j'avais pris dans mes passeports
; je lui annonçais mon arrivée, le désir que j'avais
de profiter du premier paquebot pour passer en Angleterre, et je le
priais de passer chez moi à sa première sortie, pour convenir
des arrangements pour mon départ...
p.234
... Le mauvais temps se soutint encore pendant cinq jours que je passai
soigneusement renfermé dans ma chambre, pour ne pas m'exposer
à rencontrer quelqu'un qui me reconnût. Je voyais seulement
une à deux fois par jour M. de Flahaut qui s'était réfugié
à Boulogne, et un vieux gentilhomme de ses amis, qui devait partir
avec moi, pour se rendre de Douvres à Ostende, et de là
en Allemagne.
Le 19 octobre, la pluie qui n'avait pas discontinué depuis cinq
jours que j'étais à Boulogne, cessa ; le vent tomba entièrement,
et le soleil le plus brillant nous annonçait une des plus belles
journées d'automne. A neuf heures du matin, M. Menneville me
fit donner avis que le paquebot sur lequel il m'avait arrêté
une place, devait mettre à la voile entre dix et onze heures.
Il m'envoya une personne de confiance pour me conduire au porrt, et
me faire connaître mon paquebot. J'y arrivai et j'y montai sans
avoir trouvé personne sur mon chemin, qui m'eût demandé
mon passeport ; ainsi, j'aurais pu, sans inconvénient, m'épargner
la peine que je m'étais donnée pour le fabriquer, et pour
le faire viser. Ce ne fut qu'à midi précis que nous eûmes
la joie extrême de voir nos voiles légèrement agitées,
s'enfler peu à peu, autant qu'il le fallait pour nous faire gagner
le large. Il me sembla d'abord que je respirais plus librement que je
ne l'avais fait depuis longtemps ; mais, à mesure que je voyais
la terre de France s'éloigner de mes yeux, je sentais mon coeur
se serrer, et, quand je cessai de la voir, la pensée de fuir
comme un proscrit... sous un nom supposé... celle encore plus
déchirante d'être réduit, pour sauver ma vie, à
me séparer... peut-être pour jamais... de tout ce qui me
la rendait chère, vinrent m'agiter et m'oppresser à la
fois, un frisson intérieur me saisit... Des larmes involontaires
coulèrent de mes yeux... J'étais au désespoir.
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