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Gouverneur Morris
Un témoin américain de la Révolution française
extraits d'un article de Auguste Laugel
(revue des deux mondes T 95 1889)
avec l'aide de
p.165-166
Gouverneur Morris naquit le 31 janvier 1752, à Morrisania, dans
l'état de New-York ; il perdit son père de bonne heure,
et fut élevé par les soins de sa mère. Il se prépare
au barreau, et fut nommé, en 1775, membre du premier congrés
provincial de New-York : il s'y fit remarquer par ses efforts pour empêcher
l'introduction de l'esclavage dans l'état de New-York. Quand les
colonies se séparèrent de l'Angleterre, Morris resta lié
à leur sort, malgré ses parentés anglaises et ses
liens avec les tories. Il prit une part active aux discussions des premiers
congrés : en octobre 1778, c'est lui qui rédigea les premières
instructions envoyées à un ministre d'Amérique :
ce ministre n'était autre que Franklin. Il n'a malheureusement
laissé nulle trace de ses nombreux travaux à cette époque
; établi à Philadelphie, il y fut victime en 1780, d'un
accident qui le força à subir l'amputation de la jambe gauche
au-dessous du genou : "Mon bon monsieur, dit-il au chirurgien qui
lui expliquait la nécessité de l'opération, vous
raisonnez si bien et vous me montrez si bien les avantages qu'on a à
être sans jambes, que je suis presque tenté de me séparer
des deux." Morris était remarquablement beau, ses portraits
en font foi, et il dut se résigner à porter toute sa vie
une jambe de bois.
Il prit place parmi les membres de la convention qui rédigea la
constitution fédérale. Ses instincts étaient éminemment
conservateurs ; il opina pour la nomination des sénateurs à
vie, il ne voulait donner les droits électoraux qu'aux propriétaires
du sol. Il s'opposa énergiquement à l'esclavage et le dénonça
comme une institution néfaste. Madison a écrit que " la perfection du style et de l'arrangement de la Constitution est l'oeuvre
de la plume de Morris."
Morris était riche ; à la mort de sa mère, il avait
acheté la part que son frère aîné, général
dans l'armée anglaise et marié à la duchesse de Gordon,
avait dans Morrisania ; financier habile, il fit avec beaucoup de succès
des exportations de tabac et de blé en Europe ; laissant son second
frère Robert en Virginie, il partit pour l'Europe en 1788, pour
aller veiller en France à l'exécution de certains marchés
faits avec les fermiers généraux.
Morris descendit à Paris à l'hôtel de Richelieu, rue
de Richelieu. Les lettres de recommandation que Washington lui avait données
lui ouvrirent toutes les portes ; ses avantages personnels, sa bonne grâce,
sa gaîté, ses manières, son esprit naturel en firent
rapidement une sorte de favori. "Il faut, disait M. de Talleyrand,
avoir vécu en France dans les années qui précédèrent
la révolution pour savoir ce que c'est que le plaisir de vivre."
Morris paraît avoir goûté ce plaisir aussi vivement,
plus vivement peut-être qu'aucun Français. Mais ses lettres
n'auraient qu'un intérêt de second ordre, si elles n'étaient
que des notes prises sur la société polie de l'époque,
sur ses amusemens, ses modes, ses distractions ; ce qui leur donne un
intérêt spérieur, c'est qu'on y sent tout de suite
remuer les passions qui déjà préparaient la révolution
; on voit grandir chez les uns l'aveuglement fatal qui va les précipiter
dans mille dangers ; chez les autres, on voit naître le goût
du désordre, l'horreur de tout frein, la perversité qui
s'ignore et qui ne sait pas encore tout ce dont elle est capable : chez
tous, ou presque tous, l'amour du changement, l'entraînement vers
l'inconnu, la nouveauté.
p.167-169
... Parmi les rivaux qu'il rencontra, nous trouvons l'évêque
d'Autun, dont il parle très fréquemment et sur lequel il
donne de curieux détails. On se vit d'abord chez Mme de Flahault,
dont l'évêque d'Autun était un des familiers. Il est
impossible de ne pas être choqué par la fatuité de
Morris, il a une façon de dire : "Nous verrons" quand
il a fait les premières avances et posé quelques jalons
auprès d'une nouvelle connaissance, qui serait tout à fait
risible, si l'on ne soupçonnait que cette assurance a dû
plus d'une fois le servir. Il avait de l'esprit ; il avait pris très
vite le ton de la société française, comprenant à
demi-mot, sans lourdeur, ennemi de l'ennui, de l'affectation, serviable,
toujours prêt à obliger et sans autre but que le plaisir
de plaire ; il veut tout savoir, tout connaître, il s'intéresse
à tout ; son rare bon sens lui donne de la fixité dans cette
vie remuante et quand tout va bientôt changer et se dissoudre autour
de lui. Pendant que se préparent les élections pour les
Etats Généraux, Morris, qui entend parler de résistance
dans les salons, écrit : "Mon opinion est que si la cour voulait
maintenant revenir en arrière, il est impossible de conjecturer
ce qi arriverait. Les chefs du parti patriotique se sont tellement avancés
qu'ils ne peuvent plus reculer sans danger. S'il y a la moindre vigueur
dans la nation, le parti dominant dans les Etats Généraux
pourra, s'il lui plaît, renverser la monarchie elle-même,
si le roi compromet son autorité dans une lutte (20 avril 1789)."
Morris était un financier très habile, et était nourri
des meilleures notions d'économie politique. Il faisait des projets
pour remédier à létat des finances françaises,
qui occupait alors tous les esprits et qui était la cause de la
convocation des Etats Généraux, mais il devinait que les
Etats Généraux ne s'occuperaient pas seulement de finances.
Il assiste à Versailles, en compagnie de Mme de Flahault, au défilé
des députés se rendant à l'église Saint-Louis,
il note que le roi est salué des cris de "Vive le roi",
mais que personne n'acclame la reine. Il assiste aussi à l'ouverture
des Etats Généraux le 5 mai, dans la grande salle des Menus
; la scène est trop connue, pour qu'on en donne la description
qu'il en fait ; il faut pourtant en citer quelques lignes, où perce
l'émotion personnelle. "Le roi fait un discours court et excellent
et s'assoit ; la reine est à sa gauche, deux degrés plus
bas que lui. Le ton et la manière ont toute la fierté qu'on
peut attendre ou désirer d'un Bourbon. Il est interrompu dans sa
lecture par des acclamations si ardentes et qui témoignent d'une
si vive affection que les larmes jaillissent de mes yeux, en dépit
de moi. La reine pleure ou paraît pleurer, mais pas une voix ne
s'élève pour exprimer un voeu pour elle. J'élèverais
certainement la mienne, si j'étais un Français ; mais je
n'ai pas le droit d'exprimer un sentiment et je sollicite en vain de le
faire ceux qui sont autour de moi." A la fin seulement de la séance,
remplie par un discours du roi et par la lecture d'un long rapport de
Necker, quelques cris de : "Vive la reine !" se mêlent
à ceux de : "Vive le roi !"
p.185
... Mme de Flahaut, qui avait émigré, était logée
à Altona, qui est comme un grand faubourg de Hambourg, et Morris
l'y retrouva avec bonheur ; pendant tout l'hiver qu'il y passa, il fut
occupé de soulager les émigrés, dont beaucoup étaient
dans la plus grande des gênes : à une dame, qu'il avait
beaucoup fréquentée à Paris, il écrit, par
exemple : "La personne qui vous remettra celle-ci est chargée
de vous payer en même temps cinquante louis. Si la fortune vous
devient propice, vous me les rembourserez. Sinon, laissez-moi la consolation
de croire que j'ai pu adoucir un instant vos malheurs." Au mois
de juin 1795, Morris quitte Altona pour Londres : là aussi, il
retrouve nombre d'émigrés de sa connaissance. Il sonde
les dispositions des ministres anglais, de lord Granville, de Pitt,
relativement à la France ; il les résume ainsi dans une
lettre qu'il envoie à un émigré à Altona
(avec 100 livres sterling) : "Les dispositions ici sont excellentes.
Ils veulent franchement rétablir la France, mais ils ne veulent
pas verser le sang et les trésors de l'Angleterre pour assouvir
des vengeances particulières. Ils sont dans ce que j'appelle
les bons principes et je me trompe fort ou le nouveau roi (Louis XVIII)
se déclarera ouvertement pour la modération et la conciliation."
p.186
... Morris retourna à Hambourg en juin 1796 ; il y retrouva Mme
de Flahault, qui lui fit part de ses projets de mariage avec M. de Souza.
Il y vit le jeune duc d'Orléans, pour lequel il ressentait un
vif intérêt, ayant été traité, pendant
son séjour en France, avec beaucoup de bonté par sa mère,
la duchesse d'Orléans. Sans longtemps s'arrêter à
Hambourg, il alla en poste à Berlin.
Gouverneur
Morris: An Independent Life
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