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Revue des questions historiques
(1907)
Gouverneur Morris : un témoin
américain de la Révolution française
commentaire de l'ouvrage de A. Esmein (Paris, Hachette, 1906, in-16
de 386 p.)
par L. de N.
avec l'aide de
Gouverneur Morris : un témoin américain
de la Révolution française, par A. Esmein. Paris, Hachette, 1906, in-16 de 386 p.
Gouverneur Morris n'est pas un inconnu pour
le public français. Un volumineux journal et une correspondance
très étendue, après avoir fourni d'intéressants
extraits à une biographie publiée à Boston, par
Sparks, en 1832, traduite dix ans après en français par
M. Gandais, ont été édités d'une manière
plus sérieuse, en 1888, par une petite-fille de l'auteur, Miss
A. C. Morris, en deux volumes in-8 de 600 pages chacun. Il n'en existe
malheureusement pas de traduction française complète,
M. Parisot (Pariset ?) ayant réduit à environ un tiers
celle qu'il a donnée (Paris, Plon, 1901, in-8 de 334 p.) Malheureusement
aussi, Miss Morris a cru devoir pratiquer de larges retranchements dans
l'oeuvre de son aïeul. C'est son édition sur laquelle M.
Esmein a entrepris de nous faire connaître les idées politiques
de Morris par de très intéressants extraits ; il y joint
ceux de publicistes d'opinions analogues, tels que Mallet-Dupan, Malouet,
Moreau et Morellet, auxquels il ajoute assez discrètement ses
propres réflexions.
Après avoir joué un rôle marquant, mais empreint
d'un caractère avéré de prudence et de modération,
dans la révolution d'Amérique, Morris débarqua
en France en janvier 1789, sans mission officielle, et dans le seul
but de servir des intérêts financiers et commerciaux, qui
étaient en partie ceux d'un certain nombre de ses compatriotes.
Doué d'amabilité et d'un esprit original, il fut accueilli
avec empressement dans la société la plus élégante,
dont il goûtait largement tous les charmes. Mais bientôt
allait se dérouler sous ses yeux un spectacle auquel il était
mal préparé. Il n'y avait rien de commun entre ses sentiments
et ceux des Français de 1789. Ami sincère de la liberté,
non seulement de la sienne, mais de celle des autres, Morris n'avait
que de la répugnance pour tout ce qui était subversion.
En fait de théories politiques, il ne connaissait que celles
de Montesquieu, alors oubliées en France pour celles de l'abbé
Mably dans les classes privilégiées, pour celles de Jean-Jacques
Rousseau chez les démocrates. Tout républicain qu'il était,
il aurait voulu voir respecter non seulement l'autorité royale,
mais jusqu'à l'existence des deux premiers ordres. Quand paraît
l'ordonnance du 23 juin, il ne lui reproche que de se produire trop
tard, sans approfondir si elle eût obtenu du succès six
semaines plus tôt.
Ce qui n'empêche qu'au 14 juillet, il applaudit dans une lettre
à la lutte contre la tyrannie, bien que celle-là ne se
promit à coup sûr rien de plus que la réalisation
de ses propres idées. Mais Morris, homme essentiellement prudent
et circonspect, veillait avec le plus grand soin à ne jamais
se trouver compromis. Il est permis de supposer que cette préoccupation
ne fut pas étrangère à son départ pour Londres,
en août 1789, et plus tard en 1791, au moment où allait
avoir lieu le voyage de Varennes.
Ses sentiments favorables à la royauté, les prévisions
sinistres dont il n'avait pas fait mystère et dont la réalisation
avait mis en lumière sa clairvoyance, lui avaient donné
la réputation d'un politique habile et la confiance de plusieurs
conseillers de Louis XVI. Ses rapports avec le comte de Montmorin furent
fréquents et prolongés. Il fut souvent consulté,
mais sans grand profit ; il se bornait à dire ce qu'il aurait
fallu faire, en ajoutant que ce n'était plus le moment. Il semble
qu'il se soit agi un instant de le faire entrer dans le ministère,
mais ce n'était pas un homme à embrasser une carrière
aussi périlleuse.
Dans les premiers mois de son séjour en France, Morris s'était
fait l'ami intime de Talleyrand, alors évêque d'Autun et
de Mme de Flahaut, depuis de Souza, qui entretenaient une liaison beaucoup
moins qu'édifiante. Peut-être le soin de ses intérêts
pécuniaires avait-il conduit l'Américain dans ce milieu,
où l'on s'occupait d'intrigues de toutes sortes. Plus tard, il
y fut le confident d'un projet politique tendant à donner la
direction des affaires à Talleyrand s'unissant à Lafayette.
Mme de Flahaut entrait dans ce plan, mais elle exigeait un pot-de-vin
d'un million pour sa part de prise (p. 175). Morris trouvait Lafayette
et Talleyrand acceptables pour le roi, mais il n'admettait pas qu'on
pût traiter avec Mirabeau. La suite devait montrer combien toutes
les négociations ouvertes avec les hommes de la Révolution
ne pouvaient aboutir qu'à des résultats dérisoires.
Avec Mirabeau ou avec Sieyès, avec Talleyrand ou avec Lafayette,
avec Lameth ou avec Barnave, avec Brissot ou avec Danton, on s'entendait
facilement tant qu'il n'était question que des forts prélèvements
d'argent qui épuisaient les ressources de la liste civile. Mais
on exigeait ensuite que Louis XVI s'associât pleinement à
toute l'oeuvre de la Révolution, y compris et surtout à
la guerre au catholicisme, inaugurée sous le prétexte
que la constitution donnée au clergé était une
partie intégrante et essentielle de la constitution française.
On voulait donc forcer le malheureux roi, qui ne pouvait s'empêcher
d'être un croyant, à abjurer les sentiments de la conscience
et de l'honneur, que ses adversaires étaient incapables de comprendre.
En avril ou mai 1792, Morris fut nommé ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis à Paris, emploi qu'il accepta sans enthousiaisme,
et qu'il conserva néanmoins jusqu'en octobre 1794, où
il quitta la France pour n'y plus revenir. Depuis le 10 août,
il avait sagement suspendu la rédaction de son journal, qu'il
reprit quand il se vit en lieu de sûreté. Les dépêches
destinées à l'Amérique donnent seules quelque idée
de ses impressions pendant la Terreur. Il resta en Europe jusque vers
la fin de 1798, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne.
Ses jugements sur la France n'offrent plus le même intérêt.
Il prévoyait depuis longtemps que le rôle dominateur de
l'armée y amènerait la création d'un régime
despotique ; mais ce n'était point là un trait de rare
divination. Il salua avec bonheur le retour de la monarchie légitime
en 1814, et mourut dans ses foyers le 16 novembre 1816.
Le petit volume publié par M. Esmein est d'une lecture attachante,
grâce à l'abondance des extraits et citations bien choisies
qu'il y a fait entrer. Mais nous ne pouvons nous dispenser de remarquer
qu'on y trouverait plus d'agrément s'il y régnait un peu
plus d'ordre. Sans doute, la matière des divers chapitres est
disposée suivant leur succession chronologique. Mais dans le
détail des citations, l'auteur s'écarte à chaque
instant d'un plan si naturel et si nécessaire. Sommes-nous en
1789, il nous donne des passages du journal ou des lettres sous la date
de 1792, ou même de la période du Directoire. Arrivés
à 1792, nous voyons revenir des extraits de ce que Morris avait
écrit en 1789. L'attention du lecteur en est quelquefois fatiguée,
et il ne peut se rendre un compte aussi exact des sentiments du judicieux
Américain dans les diverses circonstances. Faut-il ajouter que
les fautes d'impression sont par trop nombreuses dans ce volume ? Il
y a lieu de s'étonner que M. Esmein, et même la maison
Hachette, l'aient livré au public sans avoir suffisamment pourvu
à la correction des épreuves. Enfin, il est fort regrettable
qu'une table des noms ne termine pas cet ouvrage, qui en serait plus
utile et plus facile à consulter.
L. de N.
Gouverneur
Morris: An Independent Life
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