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Histoire de la Littérature
française (1879)
Les romanciers
La comtesse de Flahaut
(extraits)
avec l'aide de
... Les femmes forment une grande partie
des romanciers du dix-huitième siècle : Mme de Fontaine,
Mme de Tencin, Mlle de Lussan, Mme de Graffigny, Mme Riccoboni, Mme
Le Prince de Beaumont, la comtesse de Flahaut, Mme de Genlis, Mme Cottin,
Mme de Charrière. Il y aurait encore bien des noms, mais moins
estimables, à ajouter à cette liste...
La comtesse de Flahaut (1760-1836), connue davantage sous le nom de
son second mari, l'ambassadeur portugais, baron Souza-Botelho, est un
des derniers écrivains qui aient conservé pure la tradition
du style naturel et élégant de l'ancienne bonne société
française.
Quoique Mme de Souza ait vécu jusqu'à un temps si rapproché
de nous, elle appartient pleinement au dix-huitième siècle
par son éducation, par ses goûts, par ses relations. Elle
a recouvert de couleurs poétiques et idéales l'époque
et la société qu'elle avait affectionnées. Les
peintures qu'elle a faites d'un monde particulier, dans Adèle
de Senanges, dans Eugène de Rothelin, etc., ont cependant
beaucoup de vérité.
La comtesse de Flahaut s'essaya de bonne heure à écrire,
pour se créer une occupation qui pût la soustraire à
l'ennui des discussions politiques, qu'aux approches de la Révolution
elle entendait sans cesse soutenir au Louvre, où son mari était
logé. L'embarras où elle se trouva plus tard, à
Londres, lors de l'émigration, lui suggéra l'idée
de chercher à tirer parti de son talent.
Dans Adèle de Senanges, son premier roman remarquable,
elle n'expose guère que ses propres sentiments. Elle y raconte
l'histoire d'une jeune fille nouvellement sortie du couvent, son mariage
avec un vieux gentilhomme qui l'épouse pour lui faire un sort,
et après la mort de ce paternel mari, la naissance et le développement
de son amour pour un jeune lord élégant qui vient à
passer par le pays qu'elle habite. Ce roman est rempli d'aimables scènes
de la vie commune, de récits tout de réalité franche,
et de causeries plus ou moins prolongées mais toujours vives
et agréables, à travers les parcs, les jardins, sur l'eau,
autour d'un fauteuil. Dans ce roman, comme dans ceux que l'auteur écrivit
plus tard, on voit souvent reparaître le couvent où Mme
de Flahaut avait passé d'une manière très douce
sa jeunesse, et où les héroïnes vont rendre visite
à leurs bonnes et candides maîtresses et à leurs
anciennes compagnes.
Eugénie et Mathilde révèlent encore la vive
impression de souvenirs et de sentiments tout personnels. Eugénie,
le principal personnage, est un admirable type de piété,
de bonté, de dévouement aux mille devoirs de la religion
et de la nature. Une émotion profonde anime certaines pages,
même des pages incidentes, comme celles où sont décrites
les inquiétudes et les douleurs d'une tendre mère qui
voit son fils, la veille enfant, aujourd'hui homme, lui échapper
dans l'enivrement de son indépendance, pour aller courir tous
les dangers du monde et des passions, jusqu'au moment où, dans
les rangs de l'armée, son existence même sera constamment
menacée.
Tous les romans de Mme de Souza sont du genre intime. Elle ne cherche
pas à offrir une image générale de la société
de son temps, ni à peindre une contrée ou une époque
particulière.
"J'ai voulu, dit-elle quelque part, montrer dans la vie ce qu'on
n'y regarde pas et décrire ces mouvements ordinaires du coeur,
qui composent l'histoire de chaque jour."
Remonter à la naissance d'un sentiment tendre, et le suivre,
jour par jour, dans tous ses progrès, voilà où
excelle l'auteur d'Adèle de Senanges, d'Eugénie
et Mathilde, d'Eugène de Rothelin, de Charles et
Marie, de la Comtesse de Fargy, de Mademoiselle de Tournon.
Elle ne prétend point à piquer la curiosité par
la variété et la singularité des événements,
elle ne veut produire ni surprises ni secousses. Les accidents de la
vie ordinaire lui suffisent pour le développement des caractères
et pour la peinture des passions. Et ce sont les sentiments doux et
généreux, la piété filiale, l'affection
maternelle, l'amour fondé sur l'estime, qu'elle peint de préférence.
Elle revient sans cesse, avec charme et onction, sur les devoirs de
famille, sur les vertus d'intérieur, sur le respect et les égards
dus à ceux qui souffrent, aux parents, aux amis qui peuvent être
d'un moment à l'autre ravis à notre tendresse. Elle laisse
parfois échapper des réflexions d'une sensibilité
profonde :
"Je suis effrayée, dit-elle, quand je vois dans le monde
avec quelle légèreté on risque d'affliger un vieillard
ou un malade. Sait-on si l'on aura le temps de le consoler ?"
Mme de Souza n'eût-elle tracé que ces quelques lignes,
on pourrait affirmer, sans crainte de se tromper, que ce fut une belle
âme, un de ces coeurs comme il y en a si peu, qui mettent leur
plus cher bonheur à faire la joie de ceux qu'ils aiment, à
leur épargner toute peine, et qui, tout en remplissant de leur
mieux ces pieux devoirs, ne sont eux-mêmes jamais heureux, parce
qu'ils tremblent toujours pour l'objet de leur tendresse...
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