20 juillet 1866
Rapport de M. Magne à l'Empereur

La pièce porte en marge ce mot : Confidentielle
La phrase la plus caractéristique de cet écrit est celle qui affirme que la France désire la paix.

Sire,

Je n'ose pas, malgré le vif désir que j'en aurais, demander à Votre Majesté, au milieu de ses préoccupations, l'honneur de la voir pour prendre congé d'elle.
Mais voudrait-elle me permettre, avant de quitter Paris, de lui communiquer les impressions que j'ai pu recueillir sur deux points de la politique actuelle. Certainement ce n'est pas le public qui doit décider les affaires, mais les tendances de l'opinion sont un élément qu'il est essentiel de bien connaître, et je ne crois pas sortir de mes devoirs de membre du Conseil privé en apportant à Votre Majesté le contingent de mes informations .

1° Question extérieure.
Il existe dans l'opinion plusieurs petits courants plus ou moins favorables, les uns à la Prusse et à l'unité allemande, les autres à l'Italie et à ses agrandissements ; les autres à l'Autriche.
Mais le grand courant de l'esprit public n'est ni prussien, ni italien, ni autrichien, il est essentiellement national ; il se préoccupe avant tout des intérêts français. A aucune époque peut-être cette disposition ne s'était montrée avec une égale énergie.
Comme la grande masse de la nation vit du travail et des affaires, elle désire sincèrement la paix ; elle est très-reconnaissante envers l'Empereur de ses efforts pour nous conserver ce grand bien ; elle tient compte des difficultés, et, quand une suspension des hostilités pourra être annoncée, les démonstrations publiques prouveront à l'Empereur, j'en suis sûr, que, malgré des retards, il n'a pas perdu le bénéfice de sa médiation.
Il ne faut cependant pas se dissimuler que l'attitude des puissances et leur lenteur à se prononcer en présence de l'article du Moniteur ont causé un sentiment pénible ; on aurait voulu que la voix de la France fût plus promptement entendue, cela est certain.
Mais on a parfaitement compris que l'Empereur n'ait pas pris les armes pour procurer à l'Autriche l'avantage de les déposer plus tôt. L'Autriche n'inspire aujourd'hui que cet intérêt, si voisin de l'indifférence, qui s'attache aux forts devenus faibles par leur faute, n'ayant su rien prévoir et rien préparer. Jusqu'ici tout est pour le mieux.
A mon sens, les grandes difficultés commenceront lorsqu'il s'agira d'arranger définitivement les choses. Plus l'Empereur aura joué un rôle actif et prépondérant dans les négociations, plus on lui demandera compte des résultats au point de vue des intérêts français. Dans notre pays, où le sentiment domine encore plus que le calcul, l'opinion a des retours subits auxquels il faut s'attendre. Tout ce que j'ai entendu en haut et en bas, dans le militaire et dans le civil, donne la plus profonde conviction que les rapides progrès et les prétentions présumées de la Prusse inquiètent et que l'ingratitude injustifiable de l'Italie irrite les esprits, même les plus calmes. Le sentiment national serait profondément blessé, cela me paraît hors de doute, si, en fin de compte, la France n'avait obtenu de son intervention que d'avoir attaché à ses deux flancs deux voisins dangereux par leur puissance démesurément accrue. Tout le monde se dit que la grandeur est une chose relative et qu'un pays peut être diminué, tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces s'accumulent autour de lui.
Pour empêcher une telle dérogation au programme de l'Empereur, le pays, qui jusqu'ici s'est passionné pour la paix, se montrerait tout aussi ardent pour les mesures extrêmes. Il ne tarderait pas à pousser à la guerre, ce qui serait un malheur affreux.
Je ne vois qu'un moyen plausible de l'éviter, c'est, après avoir bien médité le plan des concessions possibles, de déclarer nettement, clairement, ce que la France veut, ce qu'elle est résolue à faire prévaloir, ce qu'elle est au besoin en état d'imposer.
Or, il se dit beaucoup trop, depuis quelques temps, que la France n'est pas prête.
Il es évident que sa voix sera d'autant moins écoutée que cette opinion sera plus répandue. Dans les congrès, comme à la guerre, la fortune aime à sourire à ceux qui sont forts et résolus.
Voilà pourquoi, plus on est partisan de la paix, plus on doit désirer que l'Empereur use de tous les moyens qui sont en son pouvoir pour se mettre en état d'appuyer ses prétentions, lorsque le moment sera venu de les préciser. Alors il ne serait plus temps d'y songer. Rien ne nous excuserait d'être pris au dépourvu au milieu des complications qu'il est si naturel de prévoir. Rien d'ailleurs n'est contraire à l'esprit d'économie comme l'imprévoyance qui s'expose, à un moment donné, à subir l'urgence et la précipitation des préparatifs.

2° Dernier senatus-consulte.
Généralement, il est fort approuvé ; mais on le trouve incomplet sous plusieurs rapports. Comme il ne serait pas bon de recourir trop souvent à des réformes organiques, j'ai vu bien des personnes regretter que les diverses mesures auxquelles on suppose que l'Empereur n'a pas renoncé ne soient pas prises en même temps. Plus le temps marchera, plus elles deviendront nécessaires, et plus elle pourront devenir difficiles. Dans leur ensemble, elles se balancent les unes par les autres ; en les éparpillant on perdra l'avantage des compensations, les plus impopulaires restant isolées.
A l'occasion de ce sénatus-consulte, j'ai pu me convaincre, dans le Sénat même, que les événements actuels ont ouvert les yeux sur les vices du sénatus-consulte du 14 novembre 1861, relatif au vote des crédits. Jusqu'ici il ne semblait porter atteinte qu'à l'autorité morale de l'Empereur. On voit aujourd'hui qu'il peut compromettre l'intérêt du pays lui-même. Convoquer la Chambre c'est faire au grand jour ce qui exigerait, au moins provisoirement, le plus de discrétion te de secret ; ne pas la convoquer c'est se condamner à l'immobilité la plus compromettante ; agir sans elle, c'est violer une loi constitutionnelle du pays. Existe-t-il un autre pays au monde où le pouvoir soit réduit à ces alternatives également graves ?
Pour ma part, j'ai toujours pensé qu'on devrait conserver les dispositions de ce sénatus-consulte concernant les crédits supplémentaires. On peut admettre qu'à leur égard il est véritablement utile et pratiquable. Mais, en ce qui concerne les crédits extraordinaires, nécessitées par des circonstances imprévues, urgentes, de force majeure, sans donner à la Chambre un contrôle sérieux, il empêche le Gouvernement de gouverner. Je crois qu'il serait facile de remplacer les garanties qu'il paraît donner par des garanties plus efficaces et plus conformes aux nécessités de la politique.
Ce que j'ai pu constater, c'est que, si une disposition de cette nature avait été résolûment proposée dans le projet soumis au Sénat, elle aurait trouvé, dans les circonstances actuelles, de très-nombreux adhérents ; il est regrettable qu'on n'y ait pas songé. Si je me permets d'appeler l'attention de l'Empereur sur ce point, c'est pour le cas où une autre occasion viendrait à se produire.
Je suis avec le plus profond respect, Sire, de votre Majesté, le très-humble et très-obéissant et fidèle serviteur.

P. Magne

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dernière modification : 26 décembre 2019
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