Le Caire, 23 octobre 1869
Lettre de l'Impératrice

Yacht impérial l'Aigle

Mon très-cher ami,

Merci de ta bonne lettre ; je suis heureuse, tu le sais, quand tu approuves ce que je fais, et tu peux être sûr que tous mes efforts sont toujours portés à te faire le plus grand nombre d'amis possible.
L'idée du Roi m'a bien amusée, car il a été d'un galant à te faire dresser les cheveux. Je ne sais si la présence d'un tiers le gêne pour me faire des confidences politiques ! mais dans tous les cas pas les autres !... Enfin j'ai fait de mon mieux pour lui plaire, et je te ferai bien rire en rentrant et en te racontant mon entrevue.
Ce que tu me dis sur ta santé m'ennuie, mais ne m'effraye pas, parce que je sais que c'est long à revenir à la santé. Soigne-toi, je t'en prie ; songe combien non-seulement ta vie, mais ta santé est utile à tous et à notre enfant surtout.
Je me préoccupe beaucoup de la tournure de l'esprit public chez nous ; Dieu veuille que tout se passe tranquillement et sagement, sans folie d'un côté, et sans à coup de l'autre, et que l'ordre sera maintenu sans user de la force, car le lendemain de la victoire est souvent difficile, plus difficile que la veille.
Mais de loin je suis mauvais juge des événements.
Tu devrais parler à l'amiral du commandant de Surville ; celui-ci ne m'a pas parlé, mais les officiers de son bord en ont parlé à ces messieurs. Il paraît que dernièrement M. Jauréguiberry aurait passé contre-amiral ; étant moins ancien que le commandant de Surville, ceci lui aurait fait beaucoup de peine. Mais je te répète, il ne m'en a pas soufflé mot. Comme le ministre est très-ombrageux, tu ferais bien de prendre des ménagements avec lui. Je ne puis te donner mes impressions de voyage. J'ai trouvé chez tous et partout le désir bien vif de nous être agréable et de tout faire pour cela. Le Caire a conservé son ancien cachet, pour moi moins nouveau que pour ces dames ; car cela me rappelle l'Espagne. Les danses, la musique et la cuisine sont identiques. Nous allons ce soir à un mariage qui doit avoir lieu chez la mère du Kédive ; hier soir nous avons assisté aux prières des derviches tourneurs et hurleurs ; c'est inconcevable qu'on puisse se mettre dans un pareil état ; cela m'a causé une grande impression.
Les danses dans le harem sont celles des bohémiennes d'Espagne, plus indécentes peut-être ! Aujourd'hui je suis restée tranquille pour me reposer, car je suis très-fatiguée, mais très-intéressée par tout ce que je vois. On ne dirait jamais que nous avons en si peu de temps fait tant de chemin et visité tant de pays divers. Je fais collection de souvenirs et je te raconterai cela au coin du feu.
L'idée de Louis m'a bien amusée, et je suis curieuse de savoir s'il fera sa liste et ce qu'en dira le général ??? Dans sa lettre, il me dit que tu vas chasser à courre, mais je suppose qu'il prend son désir pour une réalité.
Donne-moi des nouvelles de MM. de Montebello et de La Moskowa et crois à la tendre affection que j'ai pour toi.
Ta toute dévouée,

Eugénie

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dernière modification : 26 décembre 2019
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