année 1854
2 mars 1854
Ouverture de la session législative de 1854
Messieurs les Sénateurs, Messieurs les Députés,
Depuis votre dernière session deux questions, vous le savez, ont préoccupé le pays : l'insuffisance de la dernière récolte et les difficultés extérieures. Mais, ces deux questions, je me hâte de le dire, inspirent déjà bien moins de craintes, parce que, malgré leur gravité, on peut en mesurer et limiter l'étendue.
L'insuffisance de la récolte a été estimée à environ dix millions d'hectolitres de froment, représentant une valeur de près de trois cents millions de francs et le chargement de quatre mille navires.
Le Gouvernement pouvait-il entreprendre l'achat de ces dix millions d'hectolitres sur tous les points du globe, pour venir ensuite les vendre sur tous les marchés de France ? L'expérience et la sagesse disaient assez haut que cette mesure eût été environnée d'embarras presqu'insurmontables, d'inconvénients et de dangers sans nombre. le commerce seul possédait les moyens financiers et matériels d'une aussi grande opération. Le Gouvernement a donc fait la seule chose praticable ; il a encouragé la liberté des transactions en délivrant le commerce des grains de toute entrave. Le prix élevé d'une denrée si nécessaire à l'alimentation générale est une calamité sans doute, mais il n'était ni possible, ni désirable même de s'y soustraire, tant que le déficit n'était pas comblé. Car, si le prix du blé eût été inférieur en France à celui des pays circonvoisins, les marchés étrangers eussent été approvisionnés aux dépens des nôtres.
Cet état de choses devait produire néanmoins un malaise qu'on ne pouvait combattre que par l'activité du travail ou par la charité publique. Le Gouvernement s'est donc efforcé d'ouvrir, dès le commencement de l'année, des crédits qui, dépassant de quelques millions seulement les ressources du budget, amèneront, avec le concours des communes et des compagnies, une masse de travaux évalués à près de 400 millions, sans compter 2 millions affectés par le Ministre de l'intérieur aux établissements de bienfaisance. En même temps les conseils généraux et municipaux, la charité privée faisaient les plus louables sacrifices pour soulager les souffrances des classes pauvres.
Je recommande surtout à votre attention le système adopté par la ville de Paris ; car, s'il se répand, comme je l'espère, par toute le France, il préviendra désormais, pour la valeur des céréales, ces variations extrêmes qui, dans l'abondance, font languir l'agriculture par le vil prix du blé, et, dans la disette, font souffrir les classes nécessiteuses par sa cherté excessive.
Ce système consiste à créer dans tous les grands centres de population une institution de crédit appelée Caisse de boulangerie, qui puisse donner, durant les mois d'une mauvaise année, le pain à un taux beaucoup moins élevé que la mercuriale, sauf à le faire payer un peu plus cher dans les années de fertilité. Celles-ci étant en général plus nombreuses, on conçoit que la compensation s'opère facilement. On obtient aussi cet immense avantage de fonder des sociétés de crédit, qui, au lieu de gagner d'autant plus que le pain est plus cher, sont intéressées, comme tout le monde, à ce qu'il devienne à bon marché ; car, contrairement à ce qui a existé jusqu'à ce moment, elles font des bénéfices aux jours de fertilité, et des pertes au jour de disette.
Je suis heureux de vous annoncer maintenant que sept millions d'hectolitres de froment étranger sont déjà livrés à la consommation, indépendamment des quantités en route et en entrepôt ; qu'ainsi les moments les plus difficiles de la crise sont passés.
Il est un fait remarquable qui m'a profondément touché. Pendant cet hiver rigoureux, pas une accusation n'a été dirigée contre le Gouvernement, et le peuple a subi avec résignation une souffrance qu'il était assez juste pour imputer aux circonstances seules : preuve nouvelle de sa confiance en moi et de sa conviction que son bien-être est avant tout l'objet de mes préoccupations constantes. Mais la disette à peine finie, la guerre commence.
L'année dernière, dans mon discours d'ouverture, je promettais de faire tous mes efforts pour maintenir la paix et rassurer l'Europe. J'ai tenu parole. Afin d'éviter une lutte, j'ai été aussi loin que me le permettait l'honneur. L'Europe sait maintenant, à n'en plus douter, que, si la France tire l'épée, c'est qu'elle y aura été contrainte. Elle sait que la France n'a aucune idée d'agrandissement. Elle veut uniquement résister à des empiètements dangereux ; aussi, j'aime à le proclamer hautement, le temps des conquêtes est passé sans retour ; car ce n'est pas en reculant les limites de son territoire qu'une nation peut désormais être honorée et puissante, c'est en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l'empire du droit et de la justice. Aussi, voyez les résultats d'une politique sans égoïsme et sans arrière-pensée ! Voici l'Angleterre, cette ancienne rivale, qui resserre avec nous les liens d'une alliance de jour en jour plus intime, parce que les idées que nous défendons sont en même temps celles du peuple anglais. L'Allemane, que le souvenir des anciennes guerres rendait encore défiante, et qui, par cette raison, donnait, depuis quarante ans, peut-être trop de preuves de déférence à la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg, a déjà recouvré l'indépendance de ses allures et regarde librement de quel côté se trouvent ses intérêts. L'Autriche, surtout, qui ne peut pas voir avec indifférence les événements qui se prépare, entrera dans notre alliance et viendra ainsi confirmer le caractère de moralité et de justice de la guerre que nous entreprenons.
Voici, en effet, la question telle qu'elle s'engage. L'Europe préoccupée de luttes intestines depuis quarante ans, rassurée d'ailleurs par la modération de l'empereur Alexandre en 1815, comme par celle de son successeur jusqu'à ce jour, semblait méconnaître le danger dont pouvait la menacer la puissance colossale qui, par ses envahissements successifs, embrasse le Nord et le Midi, qui possède presque exclusivement deux mers intérieures, d'où il est facile à ses armées et à ses flottes de s'élancer sur notre civilisation. Il a suffi d'une prétention mal fondée à Constantinople pour réveiller l'Europe endormie.
Nous avons vu, en effet, en Orient, au milieu d'une paix profonde, un souverain exiger tout à coup, de son voisin plus faible, des avantages nouveaux, et, parce qu'il ne les obtenait pas, envahir deux de ses provinces. Seul, ce fait devait mettre les armes aux mains de ceux que l'iniquité révolte. Mais nous avions aussi d'autres raisons d'appuyer la Turquie. La France a autant et peut-être plus d'intérêt que l'Angleterre à ce que l'influence de la Russie ne s'étende pas indéfiniment sur Constantinople ; car règner sur Constantinople, c'est régner sur la Méditerranée, et personne de vous, messieurs, je le pense, ne dira que l'Angleterre seule a de grands intérêts dans cette mer, qui baigne trois cents lieues de nos côtes. D'ailleurs, cette politique ne date pas d'hier ; depuis des siècles, tout gouvernement national, en France, l'a soutenue ; je ne la déserterai pas.
Qu'on ne vienne donc plus nous dire : Qu'allez-vous faire à Constantinople ? Nous y allons avec l'Angleterre pour défendre la cause du Sultan, et néanmoins pour protéger les droits des chrétiens ; nous y allons pour défendre la liberté des mers et notre juste influence dans la Méditerranée. Nous y allons avec l'Allemagne pour l'aider à conserver le rang dont on semblait vouloir la faire descendre, pour assurer ses frontières contre la prépondérance d'un voisin trop puissant. Nous y allons enfin avec tous ceux qui veulent le triomphe du bon droit, de la justice et de la civilisation.
Dans cette circonstance solennelle, messieurs, comme dans toutes celles où je serai obligé de faire appel au pays, je suis sûr de votre appui ; car j'ai toujours trouvé en vous les sentiments généreux qui animent la nation. Aussi, fort de cet appui, de la noblesse de la cause, de la sincérité de nos alliances, et confiant surtout dans la protection de Dieu, j'espère arriver bientôt à une paix qu'il ne dépendra plus de personne de troubler impunément.
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