Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
29 novembre 1815

J'ai reçu hier ta lettre de Francfort mon cher ami. Je suis comme toi bien fâchée qu'on t'ait fait faire autant de chemin pour rien. Mais enfin te voilà hors de cette chère France que l'on rend si malheureuse ! Je ne voudrais pas sortir de chez moi quand même, je n'y suis pas retenue par le sage désir de sombrer sans voile, jusqu'après l'édition de Camoëns.
J'ai écrit à cet excellent Lavalette le lendemain de sa condamnation, voilà une copie de sa réponse car je garde l'original comme quelque chose qui me sera toujours précieux, en espérant que lorsque le sort du Maréchal Ney sera décidé, le Roi commuera la peine de Lavalette en un bannissement. Moi, je n'ose l'espérer.
Mme de Vaudémont a été parfaite pour lui. Elle sait être amie. Le duc de Raguse, le duc de Feltre, très bien, aussi bien que possible, enfin, c'est un intérêt général. Il reçoit la récompense d'une vie toute vertueuse, d'une bonté qui le rendait le père de ses administrés, et d'une obligeance, d'une douceur, qui lui assuraient autant d'amis qu'il avait de connaissances.
Je ne vois guère habituellement que Mme de Fezansac et nonore (connais-tu ce petit nom d'éléonore) Cette dernière est bien malheureuse au positif elle n'a pas de pain, enfin que quelques fois, il lui échappe qu'elle se jettera dans la rivière, tu juges que cette société n'est pas propre à me distraire de mes peines, mais si j'apporte un peu de soulagement aux siennes, je ne me plaindrais pas.
M. de Tall... affecte une gaieté qu'il n'a point, il doit savoir que Madame la duchesse d'Angoulême ne parle jamais de lui qu'en l'appelant l'apostat
Mme de Laval est, dit-on, dans une grande dévotion, son fils est des plus purs. Je suis persuadée qu'à sa dernière heure, M. de Tall... la maudira. La baronne de Montmorency qui a dîné chez l'Emp... pendant les trois mois, n'ose pas revenir de la campagne tant elle a peur d'être mal reçue dans sa famille et dans sa société ; enfin l'intolérance se ravive chaque jour au lieu de s'affaiblir.
J'espère que Carbon... ira te voir dès que son affaire de demi-solde sera fixée ; au milieu des grands malheurs, il a un petit chagrin dont il était tout jaune c'est qu'en déchargeant son fusil, il a crevé un oeil à son chien.
M. Harel ?, l'amant de Mme Duchenois est arrêté, elle n'en joue que mieux la tragédie car elle est furieuse.
Voici, mon cher ami, des lettres que j'ai reçues pour toi, je les ouvre pour la commodité du paquet, mais je te jure devant Dieu, et à toi, que je n'en lis pas une ligne.
Que de malheurs à travers les grandes atrocités. Tu sais combien ce pauvre La Valette aime sa fille, elle a treize ans et demi, à cet âge les impressions sont si vives et la force si faible ! Cette pauvre enfant a voulu voir son père qu'elle adore ; le lendemain de la condamnation, on l'a amenée dans la prison. Dès qu'elle a été entrée, le géolier a refermé la porte sur elle, elle a voulu courir se jeter dans les bras de son père, mais la pensée de sa mort l'a tellement saisie qu'elle est tombée sans connaissance aux pieds de ce malheureux homme. Il l'a tenue deux heures, froide comme la glace sans pouvoir la rappeler à la vie, ne sachant même pas si elle existait encore et n'ayant pas une goutte d'eau à lui donner pour la secourir ; il criait, il appelait, personne ne répondait.
Du reste, sa femme est accouchée d'un garçon il y a six semaines et il est mort il y a 8 jours, pauvre enfant, il a bien fait de mourir.
Adieu, cher ami, je suis si contente, mon sang coulera si doucement quand je te saurai arrivé en Albion. Jusque là cette mer, ce mal de mer me tourmentent un peu, est-il possible d'aimer et de négliger la plus légère inquiétude. Hélas, mon coeur les ressent toutes. N'es-tu pas mon enfant le plus cher bien de ma vie.
Papa t'embrasse. La famille parle toujours de toi et se porte bien.

Copie de la lettre de Lavalette

Je ne vous fais pas de remerciements, madame, vous avez une âme privilégiée sur laquelle on compte dans le malheur, mais votre lettre m'a fait grand bien. Vous me parlez de Charles, que je vous en remercie ! vous savez combien je l'ai toujours aimé, et dans mon infortune, j'aime à m'entretenir avec lui. Pauvre mère, hélas ! Est-il bien ? Ne court-il point de danger ? Si vous pouvez lui écrire, dites-lui que son souvenir me fait du bien (je lui avais écrit que tu m'avais demandé de ses nouvelles et que tu serais comme moi désolée de cet infâme jugement) , que dans l'élévation de mon infortune, je pense à lui et que je souris à l'idée qu'il m'approuve et qu'il s'attendrit sur moi. Je ne sais pas ce qu'on fera de moi. Je dois croire à la bonté du Roi. Je me berce doucement d'une illusion qui s'évanouira peut-être, mais j'ai au fond de mon coeur une réserve, une portion de courage hors de toutes les atteintes.
Adieu, adieu madame, aimez-moi toujours un peu. J'en suis digne par mon attachement pour vos aimables qualités de coeur et par mon admiration pour celles de votre esprit.
Rappelez-moi au souvenir de M. de Souza si respectable si digne de son nom et de sa noble réputation.

L.V.

La personne qui m'a envoyé cette lettre m'écrit que sa douceur, son courage ne peuvent être comparés à rien. Il est meilleur pour les autres, plus détaché de lui-même qu'on ne peut l'exprimer.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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