Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
21 avril 1816

C'est aujourd'hui à 3 h que m'est arrivé le plus grand bonheur de ma vie, c'est aujourd'hui que tu es né mon bien-aimé mon bien chéri enfant. Que je serais heureuse si j'allais t'éveiller avec mon bouquet et mes voeux. Enfin, je suis bien sûre que tu te diras : ma mère pense bien à moi.
J'ai à dîner M. et Mme Dulauloi (?), Gabriel et Carbonel, et Nonore que j'allais oublier. Nous boirons à ta santé, enfin, nous ne parlerons, nous ne penserons qu'à toi. Emilie m'a apporté un bouquet de roses charmant pour son parrain.
Auguste m'est venu embrasser pour la fête de Charles; j'ai dit : c'est sa naissance. Comment qu'il est né, m'a-t-il répondu ? Je n'y étais pas . Il s'est contenté de cela. Voilà des propos dangereux ! Une occasion ne se croit chargée pour l'ordinaire que de propos séditieux.
Je n'ai jamais été si étonnée hier que de voir arriver chez moi lord Hardwick , il est ici depuis deux mois, et comme ministériel, et comme beau-père de l'ambassadeur, il ne m'avait pas donné signe de souvenir ; hier il m'est arrivé tout gracieux et avec beaucoup de compliments de lady Hardwick. Il m'a dit de t'écrire que lorsqu'il serait revenu en Angleterre, il espérait avoir le plaisir de te voir, etc. etc. Enfin, beaucoup de choses aimables pour toi. Mlle Berry était avec lui qui m'a parlé de toi à me satisfaire ; elle m'a raconté une lecture de Benjamin où tu as témoigné une sensibilité qui t'a fait beaucoup d'honneur dans son esprit. J'irai la chercher demain pour qu'elle me parle encore de toi.
Lord Byron ne me paraît pas bien famé (?) dans le matrimonial. Ces poètes ne savent pas assez qu'il faut de la prose dans la vie commune.
Mais parlons un peu de l'agitation de nos esprits. Tout le monde souffre parce que l'esprit de réaction et d'épuration, fait tous les jours quelques malheureux de plus. Louis quatorze disait , dans sa misanthropie : Quand j'accorde une grâce, je fais un ingrat et cent mécontents ! Mais lorsque le Roi fait une injustice, il fait un malheureux, mille mécontents et des millions de gens qui craignent le même sort, ne voyant rien d'assuré ni sur les choses, ni pour les personnes.

Les trois grands partis en France sont pour le petit d'abord, ensuite la République, et puis le Prince d'Orange , qu'on prétend que la Russie veut nous donner ; quelques vieux constitutionnels pensent au duc d'Orléans, mais il a manqué deux fois le moment et il me paraît comme M. de La Fayette à qui Mirabeau disait : on ne peut être grandissime et Cromwell à la fois . Personne ne risquera sa tête pour un homme qui ne veut pas risquer un cheveu. D'ailleurs, je ne vois aucun passionné à qui il convienne : au lieu que les trois autres partis sont très puissants. On prétend que la Russie, la Prusse et même l'Autriche sont coalisés contre l'Angleterre d'abord, et contre la totalité de la maison des Bourbons, qu'on placera en France le Prince d'Orange, en Espagne un archiduc d'après leurs anciens droits : la femme de Louis quatorze ayant renoncé pour elle et ses decendants à un royaume à Naples, Mme Marat (?) épousant l'archiduc Jean. Que si l'Angle... murmurait, on lui ôtera même le Hanovre qu'on donnera à la Prusse avec la totalité de la Saxe. Cette pauvre Angleterre serait obligée de rappeler les choux (?) si tout cela était vrai. Au surplus ce qui l'est, c'est ce qui a causé la mort de l'impératrice d'Autriche. Elle était à Verone avec Marie-Louise. L'empereur, sa femme et sa fille imaginèrent d'aller au spectacle. Dès que Marie-Louise parut, toute la salle se leva et l'on applaudit avec rage, avec fureur et criant : Vive notre impératrice, Vive Napoléon, c'était notre père, Vive l'Italie, enfin un tel bruit, que l'impératrice d'Autriche s'évanouit et rentra chez elle avec une fièvre nerveuse qui l'a emportée. Marie-Louise de son côté fit semblant de se trouver un peu mal. L'empereur furieux fit baisser la toile, le spectacle cessa et le lendemain, de grand matin, il fit partir sa fille pour... Ce que je te dis là est sûr. L'Italie est dans un état d'effervescence dont on ne peut se faire une idée. La rage contre les Autrichiens est au comble, ils font là comme ici. Ils éloignent des places tout ce qui avait eu le mérite où l'habileté de parvenir. Les prêtres mêmes sont mécontents, car pour l'achever ils ont fait venir de Bohême un archevêque allemand qu'ils ont placé à Milan. D'ailleurs, tout l'argent est envoyé par fourgons en Allemagne. La misère est au comble, et par-dessus le marché, ils sont menacés de la famine. Le pain est cher ici aussi. Je te dis la politique de toutes les têtes, de toutes les conversations. Moi je crois que ce ne sera pas si prochain, que le Roi pourrait encore se maintenir s'il ôtait de toutes les places ceux qu'il y a mis, parce que c'est une grande force que d'être d'un gouvernement, mais comme il ne fera jamais cela, je crains de grands troubles pour l'avenir ; reste où tu es. Pour te donner une idée de l'esprit de réaction, c'est qu'il y avait à la Légion d'honneur un chef de division qui y était depuis la création de l'ordre. Ce M. Amalric (?) qui a rendu mille services aux émigrés (à moi sans même me connaître) un de ceux qui l'avaient obligé l'a dénoncé comme ayant été prêtre, et s'étant marié il y a 25 ans. Le maréchal Macdonald l'a renvoyé avant-hier sans traitement, sans retraite, et avec ignominie. Cet homme a beaucoup d'amis et pas un autre tort que la prêtrise et le mariage ; c'est d'ailleurs un parfait honnête homme et un excellent homme. Cet autre prêtre marié, M de Tall... part mercredi pour Valençay. On l'y a engagé. Mme de Périgord va avec lui et la duchesse de Courlande y court deux jours après. Je doute que Mme de Roqepine y aille. Je sais que M. de Tall... est furieux, il peut éprouver du repentir, mais il faut une certaine vertu pour connaître le remords .
Il y a quelqu'un qui, en allant faire sa cour au Prince de Condé le 1er de janvier prend la liberté de lui souhaiter une meilleure année que la dernière. Comme dit le Prince, elle a été fort heureuse ! N'avons-nous pas gagné la bataille de Mont Saint Jean ?
Les vrais royalistes sont plus polis depuis quelques temps. Les arrogants sont à présent les Macdonald, les Molè, surtout les Rullois (?) , enfin cette catégorie. J'ai rencontré hier M Molé dans la rue, nos yeux se sont rencontrés ; il a baissé bien vite les siens pour ne pas me saluer. C'est drôle comme tout ce qui faisait les salons d'Henriette et de sa mère a tourné.
Ta petite Mme Alexandre est une énergumène.
Tes chevaux vont fort mal. La santé du premier s'est améliorée grâce au fer qu'on lui a mis, et à deux ... mais tu ne le conserveras pas.
J'oubliais de te dire que dans tous les ragots, le parti Républicain veut trois consuls et le maréchal Soult, lieutenant-général du Royaume, et qu'on assure qu'il a tapé dans cette amorce. Moi je persiste à croire que si les étrangers ne s'en mêlent pas, nous ne mourrons que de dissolution. Le parti Républicain est le plus fort, le plus actif, et s'arrangerait volontiers avec le parti du petit, parce que le bras d'un enfant de cinq ans n'est pas bien fort ni bien répressif. Si je voyais l'apparence de ces troubles, je m'en irai bien vite te trouver, car j'écoute tout, ne me mêle de rien, ne répond que par monosyllabe. Je vois peu de monde, je fais un roman, j'écris de temps en temps quelques anecdotes. A la fin de chacun de mes jours , je m'attriste qu'ils soient passé sans toi , ces derniers beaux jours où il me restera de la force pour te chercher, un esprit pour t'entendre, un coeur pour t'aimer, enfin où la vie m'anime assez pour haïr tes ennemis et chérir ceux qui t'aiment.
Papa travaille comme un malheureux. Il n'y a pas moyen de lui faire prendre aucun repos, mais aussi son oeuvre sera un chef d'oeuvre.
Adieu, je t'aime de toute mon âme.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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