Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
10 décembre 1818
Je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis le dernier courrier mon cher ami, mais soit par oubli de M. Guerreiro, soit parce que tu te trompes de jour qui correspond à celui où le courrier part de Londres et que ta lettre d'Edimbourgh arrivera trop tard, il m'arrive souvent de manquer d'en recevoir et alors j'en ai deux le jour suivant car mon coeur se plait à reconnaître et à bénir ton exactitude dont je te remercie de toute mon âme.
Que je désire apprendre que ma petite fille a fait une gambade comme tu le dis ; d'abord c'est l'époque où les maux de coeur cessent et il semble que la nature donne ces quatre derniers mois aux mères pour avoir des forces au moment le plus douloureux. Ah ! que je serai heureuse le jour où m'arrivera la grande nouvelle que je suis grand' mère. Ma chère fille, vous aurez bien acheté le bonheur d'être mère, et Charles et moi, et le petit enfant, nous devons vous aimer, bénir, vous soigner, enfin vous rendre autant d'actions de grâces que vous avez d'... et de souffrances !
Je n'ai rien à vous conter qui puisse vous amuser, sinon que l'abbé de Pradt disait l'autre jour : tout cela ira, tant que M. de Case apportera tous les matins au Roi son avoine constitutionnelle. Du reste les ultras sont dans une peur affreuse, ils débitent les plus désastreuses nouvelles qu'ils assaisonnent de pronostics plus sinistres encore ; cela fait un très fâcheux effet sur les fonds ; en tout l'inquiétude est au comble ; tous l'éprouvent, et aucun ne pourrait précisément dire où il a mal et d'où viendra le mal. L'abbé de Pradt vient de faire paraître un livre intitulé des quatre concordats, qui sera très curieux pour Charles, surtout si sa paresse part du dernier chapitre du premier volume jusqu'à la fin. Les intrigues de la Cour de Rome sous Napoléon, les intrigues des évêques émigrés depuis la Restauration pour obtenir un 4ème Concordat, tout cela est très curieux et dit avec une audace dont nous n'avions pas d'idée en France. La Cour, les prêtres, les nobles, en sont tellement furieux qu'il y a danger à l'avoir lu, le louer serait aussi courageux que de se mettre devant la bouche d'un canon. M. de Talleyrand lui a fait défendre sa porte, à quoi cet abbé répond : Ah ! s'ils crient pour cela, ils en verront bien d'autres dans le livre que je viens de faire et qui paraîtra bientôt. C'est l'état de l'Europe avant et après le Congrés d'Aix la Chapelle. Je crois moi, mais mon opinion est un secret de famille, que ce livre des quatre concordats deviendra un ouvrage nécessaire et consulté par toutes les puissances qui auront à traiter avec la Cour de Rome.
L'affaire Fabvier a été plaidée samedi. Mme de Vitrolles est arrivé sur le poing de Canuel pour entendre les débats que vous avez pu lire dans le Moniteur ; elle s'est placée sur le banc des avocats et y a été comme une énergumène, lorsque maître Dupeu rendait compte des horreurs commises à Lyon ; elle s'acriait tout haut : Cela n'est pas vrai, c'est un coquin, c'est un misérable et les jeunes avocats riaient à cause même un peu des rumeurs parmi les juges. Fabvier qu'elle ne connaissait point, était placé près d'elle et lui disait tout bas mais gracieusement : C'est vrai, je vous assure. Alors elle demanda à son voisin de l'autre côté quel était ce simplet et lorsqu'elle eut entendu le nom de Fabvier, elle se retourna vers lui comme une furie en lui disant : Le duc de Raguse est un drôle, et le colonel Fabvier un impertinent et un insolent, alors le gracieux sourire de Fabvier devinrent des rires inextinguibles . La pauvre petite Mme Dupeu disait à ses voisins : Ne me nommez pas, car elle me battrait, comme une pareille furie dérangerait la grande perruque des avocats anglais. C'est elle qui était à Gap lors des élections de 1815, et sachant qu'un libéral avait le plus de voix, vint pendant la nuit, accompagnée de son laquais et de son cocher ; l'un d'eux la hucha sur les épaules du plus grand ; elle entra par la fenêtre dans la salle des élections et vola la boîte du scrutin, le jour suivant, lorsque le préfet vint pour dépouiller les votes, il ne trouva rien, et il n'y eut point de député de Gap cette année-là.
Mais adieu mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de toutes les forces de mon âme.
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