Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
22 mars 1818
Je commence par répondre aux demandes de ta lettre.
1° Je donne à Morel 60 f. par mois de gages et 8 f. par mois pour son blanchissage, comme il est obligé de s'habiller et qu'il n'a plus aucun profit vu que mon Wirk(?) est tout à fait interrompu. Cela lui fait une pauvre condition, cependant il est nourri ; mais sa femme ! mais un enfant ! J'ai remis à Manuel la lettre de François. Je crois que Nanette veut garder l'argent de cet ... ; d'abord pour le garder, et si elle est obligée de le rendre, ne le remettra qu'en mains propres, afin de le reprendre lui s'il y a moyen en se revoyant. J'aurais juré qu'Anastase (?) ferait quelque esclandre pour se faire renvoyer et aller à Londres où sa chère Mme Valois l'attend ; elle établira cette pauvre fille comme blanchisseuse, la fera travailler jour et nuit et mangera ce qu'elle gagnera. Voilà une pauvre créature qui deviendra très malheureuse, peut-être une voleuse et Dieu sait la fin. Cela m'a fait de la peine de prévoir et à penser. Sa mère et sa maîtresse sont affectueuses, des femmes fort honnêtes, mais un peu rudes et je crois qu'elles la bâtonneraient si elles connaissaient sa conduite. Donc je n'ai parlé à personne. Lady W. Russell est assez souffrante et doit accoucher dans 15 jours. J'ai vu hier pour la première fois Mme Cuthbert (?) qui est venue me chercher, alors je lui rendrai très promptement sa civilité car depuis que je suis du mauvais côté de la question, j'ai pour principe d'accorder ... les heureux sans me jeter à la tête de personne. Elle m'a parlé avec beaucoup d'affection de ma fête et une grande admiration de ses talents. Que je désire la voir, m'en faire aimer, indépendamment de l'affection qu'elle a pour toi, c'est de ma fille dont je désire l'affection car avec ton esprit borné, tu pourrais croire que c'est de Mme Cuthebert dont je parle.
J'ai rencontré l'autre soir M. de Talleyrand chez le chevalier Breto qui m'avait invité à un grand dîner qu'il donnait aux Palmella. Ce dîner avait été suivi d'un concert, et j'y étais avec cent personnes. Il est vrai que les yeux de ce pauvre M. de Tall... sont tombés de chute en chute sur des aspics. D'abord en entrant il a rencontré papa à la porte qui a fait un demi-tour comme s'il causait avec le voisin pour ne pas le saluer. Il s'est avancé trois pas, il a vu Paër (tenant le piano) qu'il a en horreur et dont il vocifère toutes les fois qu'il en trouve l'occasion. Comme il était frappé de cette vision, il s'est senti poussé par quelqu'un qui voulait passer pour se mettre en avant ainsi qu'il appartient à un personnage et ce quelqu'un était Pozzo di Borgo dont le nom seul lui donne des crispations ; il s'est vite tourné de l'autre côté et son regard a tombé sur moi ; alors il est devenu cramoisi, a avancé sa lèvre inférieure sur la supérieure , s'est porté sur la hanche de sa bonne jambe ; il semblait défier les Maures et tortillant ; je n'ai jamais vu un air de rage et de ... plus ridicule ; à la fin du concert, il s'est approché de Mme de Palmella près de laquelle j'étais pour lui parler ; j'ai si bien baissé les yeux (mais d'un air de béate modeste et ...) que nos regards ne se sont point rencontrés et nous n'avons pu nous saluer. Voilà mon enfant, cette soirée. De quelle pauvreté je t'entretiens ! Au surplus, ce M. de Tall... est perdu dans tous les partis et il vient de se jeter dans les ultras qui veulent de lui comme d'un mal utile, sans oublier ni pardonner tout ce qu'il a fait dans le commencement de la révolution , mais qui s'en serviraient aujourd'hui pour le tirer du mauvais pas où ils se trouvent. M. de Tall... ne sera pour eux qu'un charlatan dont on se sert dans les crises, mais qu'on renvoie bien vite comme dangereux pour reprendre les bonnets du docteur. Ils écriraient volontiers en bas de son portrait ce vers de Ruthieres sur les charlatans en médecine :
- Hâtez-vous, ces gens là ne guérissent qu'un temps
M. de Tall... en replaçant le Roi sur le trône a calculé la reconnaissance sur la valeur du service sans penser que la légitimité compte tout autrement, et qu'avec un droit légitime, tout ce que vous faites de bien est du simple devoir ; et les moindres torts sont des crimes ; hors cartes, les cas pendables de M. de Tall... n'étaient pas des pécadilles comme on s'aveugle, et Fouché ? C'est Dieu qui a permis ces étranges et stupides aveuglements ; le malin eut été plus avisé. Mais rendons grâce à la Providence de ce que ce démon était ... ailleurs puisque cela nous a rendu le Roi de nos pères.
Voilà assez de bavardages, ma fille, ma chère fille, c'est par vous que je finirai. Comment va votre santé, ménagez-vous bien, que je regrette la lettre que vous m'aviez écrite et que ce conscrit a couvert d'encre, il fallait toujours me l'envoyer ; j'aurais déchiffré les trois quarts et deviné le reste . Mais que vous avez bien fait de ne pas la recommencer. Il me faut un mot sur votre santé, tous les courriers, n'en prenez pas la fatigue et lorsque Charles n'y sera pas, faites écrire Mme Frederik ; votre aiguille sortira peut-être par le dessus du pied ; enfin, si elle vous tient neuf mois sur votre chaise longue, je ne serai pas trop fâchée. Je vous embrasse, ainsi que Charles de tout mon coeur. Dieu veuille que lady Holland ne voit point que votre attention pour le duc de D. ... la coquetterie qu'elle voulait avoir pour toi ; déjà le ... d'une dame d'un certain âge est impardonnable, je sais cela, moi qui sans mon miroir et ma mémoire me croirait encore toute jeune les jours où il fait soleil ; cependant mon rabat-joie de Charles ne m'a pas mâché les vérités sur ce point ; liguons-nous ensemble contre lui . God bless you !
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