Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
26 novembre 1818
(Assurément que j'ai encore dit que je conserverai toujours les chats de M. ... Je ne m'en séparerai que pour Marguerite.)
Mon bon et cher enfant, Palmella est allé à Bruxelles comme je te l'ai déjà dit et pendant ce temps-là, ses lettres de Londres restent ici sans être décachetées. Je suis sûre qu'il y a sur sa table une ou deux lettres de toi et je ne puis les avoir, n'est-ce pas désolant ? Surtout dans l'état où est ma fille. Enfin, il faut souffrir et que les grands et petits chagrins viennent m'accabler et cela depuis 30 ans ! C'est beaucoup ! ce qu'il y a d'ennuyeux c'est que les calamités publiques sont par-dessus le marché que toutes les autres valeurs s'en iront pas moins lentement Je ne sais que te dire : Que je t'aime ? que je donnerais ma vie pour toi ? tu as été bercée avec cela ! J'ai envie, pour désennuyer ma fille, de lui conter des histoires et puisque tu l'as mise au courant de toutes les petites joies de notre maison, je veux voir si tu n'aurais pas oublié quelques-une de mes folies. Ma chère fille, ce Charles que nous aimons était parti pour la première fois avec son régiment, j'en étais d'une tristesse mortelle. J'allai aux Tuileries voir Mme Bonaparte. C'était dans les premiers temps du Consulat. J'arrivai à son cercle du soir (Il y avait toute la France d'alors) Je connaissais Mme Bonaparte et l'aimais depuis ma jeunesse. D'ailleurs elle avait une flexibilité d'esprit qui avait assez de rapport avec la souplesse de sa taille ; rien en elle n'était ni raide, ni anguleux, ni froid, ni sec enfin elle était charmante surtout quand elle était en gaieté. J'arrive donc, et me voyant préoccupée, là voilà qui se met à me railler sur ma passion pour mon fils. Le premier Consul qui l'entend rit d'apprendre et se moque de mes inquiétudes. J'aimais, elle, et lui passais ses railleries. Charles était sous la griffe de l'autre, je n'osais pas trop me regimber lorsque part du bout du salon une certaine Mme Fermont , d'une laideur affreuse, gauche et ridicule à l'excès, toujours coiffée comme la poupée du diable, et qui voyant la joie qui règnait à mes dépends, s'approche de moi et me dit en minaudant : Madame, donneriez-vous votre vie pour votre fils ? - Ah mon Dieu, madame, lui répondis-je, mais la vôtre aussi. Et cette folie eut un succès de gaieté qui fit retourner la dame à sa place plus vite qu'elle n'était venue. Je vous en conterai des milliers de cette force ma chère fille, que vous en comprendrez bien que lorsque vous serez mère : en attendant, vous me croirez un peu folle.
Ma bien chère fille, que je voudrais avoir de vos nouvelles ! Que je voudrais tenir dans mes bras mon cher petit enfant. La nouvelle de Paris est que Charles a été renvoyé de l'Angleterre avec Gargau et que, en sa qualité d' Ecossais, a arrêté les coups à la grande douleur du ministère. S'il était venu ici, on l'aurait toujours dit (sans en croire un mot) car voilà comment est fait l'esprit de parti. Que de gens j'ai vu répondre sciemment des méchancetés absurdes et, s'ils les persuadaient à une seule personne, ils se couchaient satisfaits croyant n'avoir pas perdu une journée. Tu ne peux te faire d'idée du bruit qu'a fait ce départ de Gargau . Et cette affaire de Ste Hélène dont personne ne sait le fond et refait et brode à son aise et fantaisie. Vraiment je crois que papa a été inspiré, car jamais moment n'aurait été plus mal choisi pour ton arrivée. Vue la méchanceté humaine et les antécédents.
Pour l'amour de Dieu, dites-moi donc de combien ma fille est grosse. Quand elle accouchera, les matrones disent que les maux de coeur annoncent une fille, que je l'aimerais cette petite ! Moi qui n'aurais qu'à la gâter car M. son père et Mme sa mère la régenteront assez pour en faire ma petite perfection. Je puise, monsieur, car ceci s'adresse à vous, que nous nous querellerons plus d'une fois sur cette gâterie à laquelle je me sens si bien disposée. Mande-moi donc si vos fauteuils ont des dossiers en bois ou en étoffe ? Avez-vous reçu la dernière chaise et les coussins des pieds ?
Adieu mes amis, mes enfants, mon frère, ma soeur, et un peu mes gouverneurs, je vous aime de toute mon âme.
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