Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
3 février 1819

Nous sommes ici dans une agitation extrême pour cette proposition de M. Barthelemy ; elle a passé hier dans la Chambre des Pairs à une majorité de 83 contre 55. Lanjuinais a parlé si fortement contre qu'il s'est fait rappeler à l'ordre, il leur a dit textuellement : "Vous ne voulez que changer le ministère, hé bien vous parviendrez à avoir un ministère digne de 1815, avec tous les accompagnements et bientôt après vous aurez le Réveil du peuple". Cela, ils l'ont passé doux comme miel , en gens qui se croient (et qui disent tout haut) sûrs de la Garde royale et des Suisses, mais il a ajouté : Déjà l'on voit des cocardes vertes, il y en a dans les provinces, on en a vu à Paris. C'est pour cela qu'on l'a rappelé à l'ordre. Cependant, M. de Case est monté à la tribune et a dit : L'on m'a bien fait le rapport qu'une dizaine de brigands qui commettent toutes sortes de désordres sur les grands chemins portaient la cocarde verte, mais du reste la nation est tranquille. Il a répété cependant que la proposition de M. Barthelemy était la plus funeste qu'on pût présenter. Elle n'en a pas moins passée, mais d'après la charte, il faut dix jours avant qu'une proposition d'une Chambre soit prise en considération dans l'autre. Et dans cet espace de temps, vous verrez des pétitions arriver de toutes les parties de la France ; c'est déjà un mal incalculable que d'avoir sommé les ... citoyens à se réunir entre eux que de laisser avoir ... au peuple que la noblesse est son ennemie née. Les propos des cafés sont affreux contre eux. Enfin tout ceci ressemble à 1791 comme si l'on y était. Et j'ai bien pensé que de même les constitutionnels se croient obligés d'appeler à lui le peuple pour défendre la liberté comme ils ont fait alors. L'on dit tout haut que ceci est la St Barthelemi de la liberté, à côté de toutes choses est le Roi qui met de la lenteur et donne son poids à tout. Il y a 4 jours qu'il a dans sa poche une liste de cinquante nouveaux pairs qu'on devait introduire dans la Chambre, il l'examine, il l'examinera et pendant ce temps, la proposition passe et ils arriveront à la Chambre lorsqu'ils n'y seront plus nécessaires , du moins pour cette grande question, on devrait changer tous les préfets ultras, on n'en a ôté que 6 et trente sont à Paris menacés de perdre leur place, se réunissent entre eux, parlent dans leurs réunions des esprits inquiets et fort irrités de l'incertitude de leur sort qui les tourmente depuis deux mois, ils retourneront dans leurs départements feront en-dessous tout le mal qu'ils pourront au gouvernement actuel, et jamais on n'aura de repos. Qui a fait tout cela ? Deux hommes qui veulent à tout prix être ministres : M. de Talleyrand et M. Molé. Pozzo di Borgo s'est ... et a déclaré à M. de Case qu'il n'y avait plus que les ultras auxquels on peut se réunir. De là une querelle terrible et une séparation, brouillés à ne plus se revoir, nonobstant le lendemain, M de Case ayant reçu du monde, Pozzo y est arrivé. Le ministre causait avec M. de Vicence lorsqu'il est entré. Pozzo est venu droit à lui en disant : il faut oublier tout cela et lui tendant la main. Cases s'est retiré en répondant : Non monsieur, je n'ai pas de main à vous donner, je la donnerai à M. de Vicence mais à vous jamais.
Le gouvernement a reçu hier une lettre de l'empereur de Russie qui en témoignant le regret que le Roi se soit cru obligé d'éloigner M. de Richelieu, se félicite que le nouveau ministère soit aussi bien intentionné pour la paix générale, et pour la bonne harmonie entre les deux puissances ; enfin une lettre très bonne est très rassurante. C'est aujourd'hui que l'on doit discuter à la Chambre des députés la proposition de Lafitte pour demander au Roi qu'il ne soit rien changé à la loi des élections : on assure que le ministère par l'organe de ... que la volonté du Roi est qu'il ne soit apporté aucun changement à la loi des élections et qu'alors Lafitte changera de proposition en une adresse de remerciement. Si cette adresse ne passait pas, l'on casserait la Chambre ; alors Dieu sait quels députés l'on verrait arriver. Je crois que ce qui produit la lenteur des ministres est la peur intérieure qu'ils en ont. Ils promettent beaucoup au parti libéral, et ils n'ont encore rien tenu ; cependant il serait pénible qu'ils se fussent flattés jusqu'à hier de ramener encore la Chambre des Pairs car les gens à délais sont sujets à illusion, mais je finirai toute ma politique demain.
Tu as donc terriblement souffert, mon pauvre enfant, l'on connaît ici ces fièvres locales et l'on t'aurait donné plutôt du quinquina, mais je te conseille bien de n'en pas faire abus car il produit souvent des obstructions. La douleur cessée, tu dois finir le quinquina , du moins voilà ce que ma raison me dit, cependant je suis loin de donner des conseils, de loin ils sont trop téméraires, ce que je sais de mieux, c'est que j'aurais bien voulu souffrir à ta place.
Je suis enchantée de l'heureuse délivrance de lady Grey, j'étais inquiète de ses tristes pressentiments. J'espère que la voilà guérie de se tourmenter sur l'avenir, il y a un joli quatrain de ... sur ces tristes prévoyances qui finit par : qu'ils vous ont donné de peine ces maux que vous n'avez point eus.
Je suis très contente que votre petit Ficknos (?) vous plaise. Je le crois très bien instruit de l'état de l'Europe. Si la France se met en mouvement (ce que les ultras ont bien amenés, du reste ils disent tout haut qu'ils désirent la guerre civile et qu'ils la feraient aujourd'hui avec avantage) je crois qu'ils se trompent mais c'est leur idée et le motif de leur conduite. Je crois donc que si la France se met en agitation, la péninsule se mettra en révolution et qu'excepté cet oasis d'Angleterre, nous verrons de terribles troubles partout.
Mais adieu mes chers enfants et à demain, je vous enverrai vos rubans par la première occasion. Votre Schall noir est raccommodé, il partira de même, mais il y avait tant à faire qu'il a coûté 80 frs de raccommodage. Je vous enverrai les morceaux qu'on en a parce qu'il est si mauvais que tous les fils se cassaient sous l'aiguille. Combien voudrait en avoir du Schall rouge dont vous m'avez parlé, j'espérais pouvoir les placer.
Je vous embrasse tous deux et vous aime de toute mon âme. Mes chers amis, je vous écris régulièrement par les deux courriers de la semaine, je ne conçois pas 5 jours sans lettre de moi.

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dernière modification : 26 décembre 2019
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